• Vies minuscules

    2016-48

    Vies minuscules Pierre Michon

    Mon chemin vers ce livre.
    Pierre Michon est un auteur qui jouit d'un grand succès d'estime auprès de gens qui se piquent d'aimer la belle écriture. Un de mes amis me bassine depuis des lustres pour que je le lise. J'ai choisi son premier livre édité.

    MICHON, Pierre, Vies minuscules, Paris, Gallimard, (1ère éd. 1984) Folio n° 2895. 249 pages.

    Depuis Plutarque, la narration des « vies illustres » est un genre littéraire. Michon le prend à contrepied et nous donne ici la vie de personnes ordinaires de sa famille ou de son entourage, et cela à partir de ses souvenirs, de ce qu'il a vu, entendu, de ce que la tradition familiale a brodé autour de destins inhabituels qui en font des personnages dans les romans familiaux.

    Nous avons d'abord le portrait d'André Dufourneau, enfant de l'assistance publique confié aux arrière-grand-parents de Michon, auquel Élise, sa grand-mère, avait appris à lire, et qui après le service militaire est allé chercher fortune en Afrique. Il revint une fois rendre visite à la famille, avec des cadeaux magnifques : café non torréfié, fruits exotiques, avant de se perdre de nouveau. Suit l'histoire Antoine Péluchet, un arrière-arrière grand-oncle d'Elise qui à la suite d'une dispute avec son père quitta le domaine familial et dont sa famille fut persuadée qu'il était parti aux Amériques, malgré les rumeurs qui en faisaient un vagabond pochard vivant dans un canton voisin. « Vies d'Eugène et de Clara » est un portrait de ses arrière-grand-parents paternels, qui leur rendaient visite chaque année, et chaque année offrait à Michon, enfant, des vieilleries ayant appartenu à son père, disparu peu après sa naissance sans plus jamais donner de nouvelles. Les frères Bakroot sont deux camarades de pension, qui se vouaient une haine quasi amoureuse. Le père Foucault est un maçon rencontré lors d'un séjour à l'hôpital ; atteint d'un cancer, il « refusait qu'on le conduisît à Villejuif, où on l'eût pu sauver » (151) et donna pour raison cet aveu : « je suis illettré » (155), ce qui fait dire à Michon : « Le père Foucault était plus écrivain que moi : à l'absence de la lettre, il préférait la mort » (158) (sic « à » pour « en »). Avec l'histoire de Georges Brandy, jeune prêtre dont la prise en charge de l'église paroissiale remplit de plaisir Michon, enfant, et qu'il retrouve comme aumônier d'un hôpital psychiatrique où il séjourna, nous passons de « splendeur » à «décadence». Claudette est une de ses anciennes fancées, psychiatre, dont il espérait qu'elle le fournirait en amphétamines, car nous apprenons que l'auteur rechercha par l'alcool et les substances chimiques, le « dérèglement de tous les sens », cher à Rimbaud. Enfn la « Vie de la petite morte » évoque sa soeur aînée, morte prématurément, et clôt le volume.

    Ce livre est, dans ce qu'il a de meilleur, une belle réfexion sur la transmission et un hommage à tous ceux qui ne laisseront pas la mémoire de leur nom. L'auteur y exprime une grande admiration pour les femmes, qui sont toujours la colonne vertébrale de la famille, il écrit de très belles pages sur elles (Clara, Élise, sa mère, Marianne, une fiancée). Il narre aussi quelques unes des vieilles pratiques magiques qu'on trouvait encore à la campagne, il y a une génération, et qui subsistent peut-être toujours. Dans ce qu'il a de pire, le livre mêle la narration de ces vies (ils, elles) à celle du long calvaire qui semble avoir mené Michon à l'écriture. Il intervient donc souvent pour bien souligner la part d'imaginaire de ces portraits, et nous avons une abondance fastidieuse de « peut-être », « imaginons-les », « j'abrège » « j'imagine », « je ne peux en décider », etc., interférences qui cassent continuellement le récit. L'écrivain se regardant écrire est un lieu commun depuis Gide, et pour ma part, je considère que les questions de métiers concernent les gens du métier, mais sont incongrues pour le lecteur, sauf à faire de la réflexion sur l'élaboration d'un texte, sur l'écriture, un livre consacré uniquement à cela. De plus, Michon fait preuve d'un maniérisme laborieux qui, là encore, interrompt sans cesse le rythme. Au niveau sémantique, il adore le mot désuet, littéraire, et cela jusqu'à l'impropriété (« dépradation des corps » pour vieillissement 74), choix en contradiction avec son parti-pris hautement revendiqué de s'intéresser aux « petites gens », et qui l'accentue comme lorsqu'il écrit d'une jeune-femme : «ses gestes brusques disaient sa basse extrace » (142), sans compter les déterminations curieuses comme « pain inévitable » (69), ou voulant trop faire image comme le « voyage terrifié » (164). Côté syntaxe, même tendance alambiquée. Relevons l'usage constant de l'enclave du pronom personnel cod (ci-dessus 151), le goût du subjonctif jusqu'à une concordance des temps fautive, la transformation de verbes pronominaux en verbes transitifs : « un père que sa nullité absentait » (78), « Ces élucubrations étonnantes, cette exhaustion déraisonnable et quasi mantique, renfrognaient Roland » (114), « toutes ces choses ténébreuses que la neige et la pluie tombante indécisaient » (113), « sentiments contraires dont le conflit les éperdait » (120). Enfn au niveau des métaphores, ce goût de la préciosité donne des images telles que ce « vent jauni par une ampoule exténuée » (101) : dur, dur. Cela est très systématique et gâche le reste. La coquetterie littéraire de Michon fait trébucher dans la lecture, à l'inverse de la fluidité jubilatoire d'une belle prose, ou d'un poème. Mais, pour parodier une formule, les lettres, c'est comme la confture, moins on en a, plus on l'étale.

    CITATIONS
    « (…) en effet, intellectuellement, et pour la branche maternelle comme pour la paternelle, la femme est incomparablement supérieure à l'homme. Quoique fort atténuée, la disparité de Clara et Eugène se répétait chez Élise et Félix : quoique la relative lourdeur d'esprit de Félix eût été davantage le fait d'une impulsivité confuse, d'une sensibilité à fleur de peau, un peu égoïste et bouillonne qui oblitéraient le jugement, que d'une foncière incompétence de ce jugement même, il n'en demeure pas moins que sa pensée bavarde et vite embourbée ne pouvait l'emporter à mes yeux sur les traits d'esprit dont était capable Élise. (…) La métaphysique et le poème me sont venus par les femmes : alexandrins raciniens dans la bouche de ma mère, et par elle évoqués au seule titre de souvenirs de lycée, mystères de grandes abstractions que véhiculaient, en leur croyance approximative, les vocables bienveillants et maladroitement solennel de mes grand-mères. » (p. 73-75)

    « J'étais roi d'un peuple de mots, leur esclave et leur pair ; j'étais présent ; le monde s'absentait, les vols noirs du concept recouvraient tout ; alors, sur ces ruines de mica (les amphétamines NDLR) radieuses de mille soleils, mon écriture postiche, virtuelle et souveraine, spectrale mais seule survivante planait et plongeait, déroulant une interminable bandelette dont j'emmaillotais le cadavre du monde. Moi, sur ce tombeau dont inlassablement je déclamais l'épitaphe, seule bouche dévidant l'infini phylactère, je triomphais ; je passais du côté du maître, du côté du manche, du côté de la mort. Ce bonheur ne devait rien à la force de l'âme, mais il était peut-être superlativement bonheur d'homme ; comme la jubilation des bêtes vient qu'elles ne diffèrent pas de la nature dont elles participent, la mienne venait d'exactement coïncider avec ce qui, dit-on, est pour l'homme nature : des mots et du temps, des mots jetés en pâture au temps, n'importe quels mots, les faussaires et les véridiques, les biens sentis et les insensibles, l'or et le plomb, précipités avec perte et fracas dans le courant toujours intègre, insatiable, béant et calme. » (p.221)

    « Les choses du passé sont vertigineuses comme l'espace, et leur trace dans la mémoire est déficiente comme les mots : je découvrais qu'on se souvient » p. 226


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