• L'Eden englouti

    2024-16

    Jeroen BROUWERS

    L’Eden englouti

    (1979)

    Roman traduit du néerlandais par Patrick Grilli

    Gallimard 1998

    111 pages

         Dans l'œuvre de Jeroen Brouwers (1940-2022), les éditions Gallimard ont fait le choix du filon autobiographique. Si chacun de ces textes est intitulé « roman », le je narrateur est le semblable, le frère de l'auteur. L’Eden englouti. (1979) se nourrit de ses premières années à Batavia – devenue Jakarta à l'Indépendance – avant l'enfermement dans un camp japonais à partir de 1944, souvenirs très précoces alors qu'il n'avait qu'« un an et demi tout au plus ».
         Le narrateur, benjamin d'une famille de quatre enfants, se souvient du temps où il était prince, fils d'une mère belle comme une reine. Né en position transversale, c'est son poing qui apparut en premier à sa naissance. Fragile, il attrapa, à un an, une diphtérie qui le laissa avec un sentiment d'oppression et en fit un enfant, puis un homme, colérique par excès d'angoisse. Quand il avait des crises, sa mère le plongeait dans l'eau pour le calmer et il se souvient encore du jour où elle le lâcha dans la piscine et lui apprit ainsi à nager. Il ne suçait pas son pouce, mais son majeur et son annulaire, et se servait de son index pour se caresser le nez. La prière qu'on lui faisait faire, « Doux petit Jésus, fais que mon cœur reste toujours pur. Afin que nul n'y demeure, sauf toi. » (p.13), résonne encore dans sa tête, ainsi que l'histoire du Vilain petit canard (Andersen, 1842) qui lui fait dire « Pendant toute ma vie, j'ai été un canard différent. » (p.104)

         Si sa nounou, babu Itih, était la grande consolatrice, celle qui le berçait sous la moustiquaire en lui disant : « Adu, toi pleurer et hurler tellement. Viens, nous allons aller à palau kapook. (...) Palau kapook, c'est l'île du kapok. Derrière les yeux fermés, c'est le pays des rêves » (p.8), sa mère perdait patience et lui serinait : « Tu me fais kasian (pitié, ndlr). C'est quand même sajang (dommage, ndlr) toi fâché avec le monde entier sans cesse sans cesse. Tu sais à qui tu ressembles ? À ton grand-père. » (p.11). Quant à son original et colérique grand-père qui jouait du violon, dirigeait un orchestre de gamelan et qui lui fit cadeau d'un vieux casque colonial usé sous lequel il se cachait, il admet la filiation, reconnaît être son sosie et écrit comme celui-ci jouait de la musique.
         Le texte met en œuvre le projet du livre, explicité dans le titre du dernier chapitre : « Consigner. Le feu. Le chaos », pour dire, en seize petits chapitres, de quoi est fait un homme, cet homme singulier à la voix inoubliable qui s'appelle Jeroen Brouwers. Le narrateur use d'une écriture très musicale, avec des leitmotivs rythmant sa prose poétique parsemée de mots indonésiens qui enserrent le texte comme un collier de perles, d'où émerge, au détour d'un passage, une réflexion percutante, telle cette définition du souvenir : « ce qu'il y avait avant que cela n'eût pris congé de moi, ce qu'il y avait avant que cela ne mourût en moi. » (p 28), d'une simplicité lumineuse. On reçoit ses mots en plein cœur : c'est le petit poing d'un enfant qui souffre pour être au monde.

    Citations

         « (…) pour moi ces « Indes néerlandaises » sont devenues un pays onirique, un pays où j'étais dans une vie antérieure. Il arrive que ce pays surgisse encore derrière mes yeux, de plus en plus indistinctement, la mer qui me sépare de ce pays s'élargit. Ma vie antérieure, c'est avant mes quatre ans, quand je n'avais encore aucune notion du langage.
    Je me souviens de ses (de sa mère, ndlr) yeux verts. Je me souviens qu'elle était royale. » p.10


         « Si ce n'était pas ma mère, mais babu Itih qui me mettait au lit, elle me chantait une berceuse. (…).
          À cette berceuse était associé : ce que babu Itih sentait.
          Aujourd'hui, je ne sais plus ce que babu Itih sentait.
         De ces bruits émanent paix et absence de toute menace. J'entends luire la lune. J'entends germer un œuf dans un oiseau. J'entends pousser les arbres. Il pleut parfois.
    Des accords de violon font aussi partie des bruits du soir. C'est mon grand-père qui joue sur son Guarneri.
          Il m'arrive de penser : ce mélange de bruits que j'entendais entre le crépuscule et la nuit, avant de m'endormir, avant mes trois ans, bruits de somnolence, bruits de rêve, les bruit du silence – c'est tempo dahulu (le bon vieux temps, ndlr). Les bruits du pays doré. L'Atlantide n'est pas encore engloutie. » p.15-16

     

    « Dans la cathédrale de Batavia, mon grand-père est à l'orgue. Maintenant j'ai à peu près trois ans, je suis assis à côté de lui sur le banc devant les claviers et les boutons de registre – parfois, quand il me fait signe, je peux en tirer ou en presser un. (…) Cette musique d'orgue de mon grand-père m'enceint comme une haute forêt qui m'écrase, il joue de façon tonitruante. Il bondit en avant et en arrière sur le banc, donnant des coups de pied et fourrageant avec ses mains, rugissant, haletant, ses lunettes sont embuées, sa tête est à ce point mouillée de sueur que des flets de transpiration en dégouttent comme de la pluie, on dirait qu'il de longs cheveux consistant en eau, cette eau éclabousse mon visage. » p. 61-62


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