• Toute une vie

    N°584Toute une vie

    Jan Zabrana

    Toute une vie

    Celý život
    Traduit du tchèque par Marianne Canavaggio et Patrik Ourednik

    1992, Éditions Allia 2005

    158 pages

    Allia - une semaine, un livre (eklablog.com)

     

    Être écrivain et poète en Tchécoslovaquie entre 1945 et 1980 n’offre pas une vie facile. Seules quelques rencontres au fil des années et la courte ouverture du Printemps de Prague apportent quelques lumières.

    Toute une vie est le journal intime de Jan Zabrana. Il est composé principalement de courts textes, de quelques lignes à une page, écrits au fil des pensées de l’auteur et qui reflètent son état d’âme. Le recueil édité par Allia couvre les textes écrits après 1968, date de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques. Il s’agit donc de textes particulièrement sombres. Il y décrit un climat social, économique et politique délétère, une ambiance de méfiance et de peur, une tension permanente et une pauvreté à tous les niveaux, sous la dictature soviétique qui ne sera ébranlée que bien plus tard.
    Jan Zabrana est un homme libre, il critique aussi bien le pouvoir en place que les dictatures d’autres pays. Il rêve d’un monde meilleur. C’est un homme au caractère plutôt enjoué, mais qui est écrasé par le régime soviétique. Ses textes sont d’une grande vivacité, souvent drôles et pince-sans-rire même quand ils décrivent une situation très sombre. Son ton est volontiers cynique et acerbe, mais aussi parfois tendre, dominé par un sentiment de tristesse profonde et de désespoir. Ses souvenirs de jeunesse sont masqués par l’arrestation de ses parents et leur déchéance en prison, ses évocations de ses nombreux collègues écrivains sont entachées de leur faiblesse, de leur lâcheté, voire de leur trahison, ses points de vue politiques sont occultés par sa frustration générée par le carcan installé par le pouvoir.
    Toute une vie est un livre qui témoigne d’un grand gâchis, d’une période noire de l’histoire de l’Europe de l’est, un livre de plus pour témoigner des dangers des totalitarismes et de la valeur suprême de la liberté.

    .....

    Toute une vieJan Zabrana est né en 1931 en Moravie et mort à Prague en 1984. En 1948, sa mère est condamnée à 18 ans de prison pour “haute trahison”, il est exclu de l’université où il étudiait la philologie. 3 ans plus tard son père est condamné à 10 ans de prison. Jan Zabrana travaille d’abord dans une usine de construction de wagons puis comme traducteur, métier qu’il exercera jusqu’à la fin de sa vie. Il a publié quelques recueils de poèmes, trois romans policiers et un livre pour la jeunesse. Son œuvre principale, son journal intime de plusieurs milliers de pages n’a été que partiellement publié après sa mort. Le livre des éditions Allia ne présente qu’environ un dixième de ce qui a été publié en langue tchèque.

    . . . . .

    Extraits :

    entretenir son désespoir comme une maîtresse qu’on ne peut quitter qu’au prix d’un renoncement à soi, l’entretenir une année, deux, douze, vingt …

     

    Se voir dans le miroir. Et dire: “Bonjour. Vous cherchez quelqu’un?”

     

    Je te salue, Parti, plein de grâce. Marx est avec toi. Tu es béni entre tous les partis et Lénine, le fruit de ta doctrine, est béni. Saint Parti, père du prolétariat, protège-nous, nous dépourvus de conscience de classe, maintenant et à l’heure de nos déviations. Honneur et labeur !

     

    La condition sisyphienne? Se couper les ongles. Toujours et toujours. Jusqu’à la mort.

     

    Papa entame sa quatrième semaine à l’hôpital de Krc. Un carré vert le sépare du pavillon où est morte maman. Le cœur, l’asthme, la bronchite… Je m’y rends souvent. Un visage de vieillard, des intérêts qui s’amenuisent, un homme en partance… Il respire un peu mieux depuis qu’il est là, n’a pas de douleurs. C’est si déprimant, je me lève avec, je me couche avec, je n’ai pas envie d’en parler. La déroute de la vie, je la ressens aujourd’hui plus que lui, il n’en est même plus conscient. La tragédie de sa défaite se cache là, dans cette grisaille où tout s’est achevé, dans le fait que le temps d’une vie individuelle se trouve désarmé devant la formidable longévité des dictatures, dans le fait qu’une suite d’années effroyables débouche sur l’agonie banale d’un banal vieillard. Je pense à lui sans cesse, mais je n’ai pas envie d’en parler.


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