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L'Invention de l'Afrique
2024-42
Valentin-Yves MUDIMBE
L’invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance.
(1988)
Traduit de l’anglais par Lauren Vannini.
Présence Africaine. 2021.
513 pages.
Comme Mudimbe (1941-) l’indique dans sa préface, ce livre est le « fruit d’une invitation à préparer un panorama de la philosophie africaine » (p. 17). C’est une enquête en cinq chapitres sur le fondement du discours sur l’Afrique, ainsi que sur la perspective archéologique pour un ordre africain de la connaissance, pour laquelle il use du terme de gnose.
Dans un premier temps, il fait le point sur le discours du pouvoir et la connaissance de l’autre, et analyse la structure colonisatrice à partir du XIXe siècle, ainsi que le partage de l’Afrique entre les puissances européennes qui n’allait pas sans exploitation et domestication, les Africains s’inscrivant dans le schéma de Turgot (1724-1781), chasseur > pasteur > laboureur, faisant du passage à la sédentarisation le critère de la civilisation, et aboutissant à une réification totale du primitif. Puis, il aborde la question de méthode et passe en revue les théories des différents spécialistes, africanistes, ethnologues, linguistes, qui ont droit à la critique, tous se situant dans une dynamique de la modernité liant savoir-pouvoir; il n’épargne pas Levi-Strauss, malgré une démarche qui lui vaut d’être qualifié « d’historien de l’Autre ». Avec le chapitre intitulé « Le pouvoir de la parole », il met en avant le discours des missionnaires et la conversion – lui-même étant catholique –, non sans rappeler la bulle pontificale de Nicolas V (1397-1455), donnant aux rois du Portugal le droit de mettre éternellement en esclavage mahométans, païens et peuples noirs. Il rappelle « la géographie de la monstruosité » qu’était l’Afrique pour les Grecs et les Romains. Il termine sa réflexion par l’émergence d’un « Nous sujet africain », contemporaine de l’apparition des mouvements d’indépendance de la seconde moitié du XXe siècle. Pour ce faire, il utilise une grille d’analyse basée sur présupposés-procédés-finalités, qu’il adapte aux différents temps et aspects (p. 126, 133, 141, 148). Puis, il rend hommage aux travaux de l’Antillais venu vivre au Libéria, Edward Wilmot Blyden (1823-1917) sur la négritude et la personnalité africaine, il souligne cependant « les ambigüités d’une alternative idéologique ». Il termine son ouvrage sur l’apport de deux religieux, le missionnaire franciscain belge, Placide Frans Tempels (1906-1977) avec son livre sur la philosophie bantu et, dans son sillage, le prêtre Alexis Kagame (1912-1981) et son travail sur la langue luba, les deux étant à la recherche d’une authenticité africaine. Notons ici, qu’il considère les travaux des missionnaires comme Tempels, supérieurs à ceux des ethnologues, car ces derniers passent au mieux deux, trois ans sur le terrain et ont besoin d’un informateur, tandis que les premiers restent des années, voire des décennies, apprennent la langue et étudient coutumes, usages et croyances des Africains. En conclusion, l’auteur fait la géographie du discours, soumis aux rationalités locales multiples et au concept même d’histoire, difficultés majeures de la gnose africaine.
L’Invention de l’Afrique est un livre savant, très critique, du domaine de la recherche universitaire – la bibliographie occupe plus de cinquante pages –, qui réunit les travaux de théoriciens ( historiens, anthropologues, linguistes, philosophes… ) et d’africanistes, afin de faire le point sur les différentes tentatives pour sortir de l’ornière de la parole dominante et de l’héritage occidental sur « la conscience nègre ».Citation
« Pour Tempels, comme pour Kagame et ses disciples, l’affirmation et le développement de la philosophie africaine sous-entendaient la revendication d’une altérité originale. Leur démonstration argumentative se développe de façon similaire aux théories primitivistes sur le caractère arriéré et sauvage des Africains. (…) Tempels utilisa les caractéristiques visibles de l‘attitude des Bantu au nom de la fraternité chrétienne. Kagame et la plupart de ses disciples font implicitement ou explicitement référence au devoir racial, et soulignent le droit d’exiger « une dignité anthropologique » et « la déclaration d’une indépendance intellectuelle. » Une fois cette différence établie, on peut noter le lien existant entre Tempels, Kagame et d’autres « ethnophilosophes ». Il s’agit d’un ensemble de jugement provenant de leurs analyses et interprétations des cultures africaines et qui peut être résumé en trois propositions : (1) une application respectueuse des grilles de la philosophie classique démontre sans le moindre doute l’existence d’une philosophie africaine, qui, en tant que système profond, sous-tend et soutient les cultures et les civilisations africaines; (2) la philosophie africaine est fondamentalement une ontologie organisée sous la forme d’un déploiement de forces structurées hiérarchiquement et interagissantes: (3) l’unité vitale humaine semble être le centre de la dialectique infinie des forces qui déterminent collectivement leur être en relations avec l’existence de l’homme »
p. 339.
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