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Missa sine nomine
N°585
Ernst Wiechert
Missa sine nomine
Traduit de l’allemand par Jacques Martin
1950, Calmann-Levy 1953, Le livre de Poche 2019
549 pages
Calmann Levy - une semaine, un livre (eklablog.com)
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois frères se retrouvent. Chacun a traversé différemment cette période noire. Ils tentent de reprendre le goût de vivre, chacun à sa façon.
L’histoire se passe entre 1946 et 1949 dans un petit village allemand en zone occupée par les Américains. En plus des trois frères, issus d’une famille de la noblesse locale, les personnages sont : leur vieux serviteur, un pasteur ayant perdu femme et enfants, un groupe d’immigrés en provenance de Lituanie, une jeune femme perturbée par la violence de la guerre, un officier américain, une ancienne prostituée et quelques paysans locaux. Toute l’histoire se passe au sein de cette société bercée par les rumeurs du monde qui l’atteignent quand passe un visiteur ou quand un évènement vient l’effleurer. C’est dans ce huis clos rural que les uns et les autres tentent de se reconstruire avec plus ou moins de succès. Le personnage principal, un des trois frères, survivant d’un camp de concentration, et qui semble être celui par lequel s’exprime l’auteur, est le point central autour duquel les autres gravitent. Peu d’évènements sont directement racontés, la plus grande partie du texte s’attache aux réflexions, aux réactions, à la pensée des uns et des autres vis-à-vis des évènements qui se déroulent au sein du microcosme, comme l’arrivée des réfugiés, ou dont ils ont connaissance, comme le procès d’un ancien nazi.
Missa sine nomine est un texte profondément mélancolique. Ernst Wiechert l’a écrit au sortir de la guerre qu’il avait lui-même vécue difficilement. C’est un texte qui fait, certes, l’éloge de la vie, et de ce qu’on appelle aujourd’hui la résilience, tout en montrant que le retour à l’état antérieur est simplement impossible après des traumatismes tels que ceux générés par une période de guerre. Chaque personnage représente une façon de lutter pour surmonter les difficultés, pour retrouver un sens à la vie, que ce soit par la fuite, le dynamisme, le pardon, le repli sur soi ou le don de sa personne. C’est un texte qui allie un certain romantisme, une approche poétique et bucolique, et une puissante réflexion philosophique, tout cela teinté de désespoir. Un texte intemporel à la sombre beauté.
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Ernst Wiechert est né en 1887 en Prusse-Orientale et mort en 1950 près de Zurich. Fils d’un garde forestier, il fait des études et devient professeur d’Allemand et de Sciences naturelles. Il écrit un premier livre en 1916 sous le pseudonyme de Ernst Barany Bjell. En 1933, il abandonne l’enseignement pour se consacrer à l’écriture. Il s’oppose au nazisme et est interné à Buchenwald en 1938, mais relâché quelques mois plus tard à condition qu’il ne critique plus le régime en place. En 1948, il s’exile en Suisse où il rédige son dernier roman : Missa sine nomine. Il a écrit 14 romans, 16 nouvelles et 7 pièces de théâtre.
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Extraits :
Le temps passe sur le marais, sur la bergerie et sur les trois frères, dont l'un veut oublier des voix, l'autre le parfum de la fenaison dans les prés et le troisième sa peur des hommes et de leur sourire. Le temps emporte bien des choses, les orchidées jaunes des bois humides et les fleurs sylvestres vers lesquelles Amédée se penche et qu'il garde longuement dans sa main, les yeux plongés dans leurs clochettes blanches. Mais le temps n'emporte pas les souvenirs que les frères voudraient oublier. Il les conserve, et, dès qu'une pensée les effleure, ces souvenirs se réveillent et hantent le regard du rêveur. Ils sont présents, on ne peut leur échapper.
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Ses larmes coulèrent lentement sur sa robe noire.
– Je ne peux pas toujours vivre dans un conte de fées, dit-elle tout bas. Ce n'est pas toujours comme : « Il était une fois… »
Amédée, debout devant la cheminée, versa l'eau bouillante sur le thé.
Ici, ce sera toujours : « Il était une fois… », dit-il. Non que nous voulions vivre comme dans un rêve, mais parce que nous avons traversé ce qui « était une fois ». Pour nous, bien des choses ont compté davantage que pour les autres. Nous n'allons pas les oublier. Un jour, tu es venue à cette porte et tu as levé les yeux vers moi comme si j'avais été un maudit. Te voilà assise ici à présent et tu pleures. À ce moment-là, tu ne pouvais pas pleurer. Et tout a « été une fois » pour que tu puisses pleurer de nouveau.
Elle prit sa tasse et but. Ses mains reprirent alors leur calme.
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Mais cet homme, dans la chambrette de l'étable à moutons, avait surmonté la peur, autant qu'il est donné à un homme de la surmonter. Même cette terrible peur qui l'avait d'abord accablé, la peur de l'homme. Non celle de la mort ou de la torture, mais celle du visage de cette jeune fermière qui l'avait dénoncé cette nuit-là.
Car la peur elle-même s'évanouissait, quand on savait qu'elle vous avait dénoncé par peur d'être dénoncée elle-même. Quand on savait que, dans le mal, il y avait une telle part d'erreur et de peur, que le mal y disparaissait presque.
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