• le temps des orphelins

    N°330

    Laurent Sagalovitschle temps des orphelins

    Libella - Buchet Chastel 2019

    219 pages

    1944, un jeune rabbin américain s’engage dans l’armée comme aumônier. Il participe au débarquement, puis aux batailles contre l’armée allemande, pour enfin arriver en Allemagne, et jusqu’à Weimar, à la libération du camp d’Ohrdruf, puis de Buchenwald, où il découvre l’horreur des camps de concentration et d’extermination.

    Le jeune rabbin, bien qu’ayant déjà vécu la violence de la guerre, la mort des soldats et des civils sous les bombardements, est brusquement placé devant l’horreur inimaginable des camps en 1945 dans la débâcle allemande : les corps entassés, les survivants décharnés, les conditions de détention extrêmes, les cadavres partout, et l’odeur insoutenable. Sidéré, impuissant, que peut-il faire devant cette situation, comment un rabbin peut-il venir en aide à des milliers de Juifs entassés, en train de mourir, qu’est-ce que les prières peuvent apporter à tant de désespoir. La question de l’abandon du peuple juif par Dieu tout-puissant le taraude et ébranle sa foi. Dans sa quête, hagard, il passe par des moments de grand désespoir, de rencontres avec la lie de l’humanité, mais aussi l’espoir, toujours présent, à travers le regard d’un enfant.

    Il y a eu beaucoup de textes sur les camps de concentration allemands, peu de romans tant il est difficile de placer dans ce contexte une trame romanesque, L. Saganovitsch ne propose pas une fresque dans le style des Bienveillantes de Jonathan Little, ni une réflexion historico-philosophique comme Jorge Semprun dans L’écriture ou la vie, mais un texte intimiste, une plongée dans l’âme d’un rabbin devant l’horreur absolue de la destruction du peuple dont il fait partie et qu’il s’est engagé à servir.

    Le temps des orphelins est écrit comme une nouvelle plutôt que comme un roman : unité de lieu et de temps – l’action se déroule sur quelques jours autour de Weimar – avec une fin inattendue et très forte. La narration à la première personne est enrichie de retours en arrière, sur sa famille, l’émigration de ses parents, son histoire personnelle, et par des lettres que lui envoie régulièrement sa jeune épouse amoureuse. C’est un texte puissant, impressionnant, qui se lit d’une traite et laisse chancelant.

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    Eléments biographiques :le temps des orphelins

    Laurent Sagalovitsch est né en 1967 à Montreuil d’un père belge ashkénaze et d’une mère tunisienne séfarade. Il est écrivain, bloggeur et critique littéraire pour Libération, Les Inrockuptibles et L’Evènement du Jeudi. Il a écrit sept romans publiés chez Actes Sud et Buchet Chastel.

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    Extraits :

     Je ne dormis pas de la nuit.

    Sitôt les yeux fermés m’apparaissaient les formes inhumaines aperçues dans l'après-midi, dont le souvenir, je le savais, me poursuivrait tout au long de ma vie. J'essayais de les chasser, de penser à autre chose, à ma fille née quelques mois plus tôt, mon premier enfant que je pourrais bientôt serrer dans mes bras, mais à la place de ce bébé aux joues roses dont la photo ne me quittait jamais, je voyais, avec la netteté propre aux états hallucinatoires, dans une profusion de détails, ces visages, ces mille et un regards aux grands yeux absents. Ces crânes tondus. Ces bras maigres à se rompre au premier vent levé. Ces jambes prêtes à se briser et à s'effondrer sur elles-mêmes, dans le soupir d'un dernier effort consenti. Ces os qui saillaient des hanches comme les branches d'un arbre pourri. Ces brisures, ces fractures, ces clavecins de la mort inscrits au plus profond des corps, toute cette grandiloquence de l'horreur convoquée au tribunal de mes yeux, comme s'il s'agissait de leur donner une note, une appréciation, visages qui bientôt se troublaient, se décomposaient, s’affaissaient, défigurés par l'apparition d'un sourire immonde, celui de la mort triomphante.

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    L'odeur à cette altitude était devenue insoutenable. Elle était partout. Elle pénétrait dans la Jeep avec une telle force qu'elle semblait venue là pour nous étrangler, serrer nos cous de ses mains dégoulinantes. On pouvait presque la toucher, la palper, sentir son épaisseur, sa texture, ses contours, tout ce qu'elle était, ce mélange de senteurs, cette alchimie de la putrescence la plus abominable qui soit, à la fois minérale et animale, qui montait à la tête et menaçait de nous rendre fous.

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    Non, vous voyez, la vérité, Rabbi c'est que les Juifs ne comptaient pas à leurs yeux. Et ne me dites pas qu'ils ne savaient pas pour les camps. Moi, je savais, certes peut-être pas tout – entre nous, je n'aurais jamais pu penser que les Krauts étaient aussi dérangés –, mais du moins je n'étais pas dupe. Il devait bien être quelque part, tous ces Juifs qui manquaient à l'appel, non ? Toutes ces lettres que j'ai envoyées à mes cousins qui sont restées sans réponse, elles ne pouvaient pas s'être simplement égarées. Je n'ai jamais cru à cette fable et voilà maintenant, regardez-moi un peu le résultat. Et encore, moi, je n'ai rien vu. Non que j'aie hâte. » De nouveau, je franchis la grille d'entrée mais cette fois, en sens inverse.

    À CHACUN SON DÛ

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    M’aurait-il seulement écouté si je lui avais expliqué la raison de mon choix, cette lassitude, ce dégoût infini qui m'empêchaient de concilier plus longtemps l'existence d'un quelconque dieu avec le spectacle de ces hommes ramenés à l'état de bêtes ? Même s'il ne m'appartenait pas de juger de la volonté de l'Éternel – ce n’était point là une affaire humaine, m’avait-on appris à la yeshiva –, le simple fait d'avoir laissé se dérouler une abomination pareille me suffisait pour me détourner de Lui. Je ne Le niais pas ; simplement je ne L'acceptais plus. Je Le répudiais. Je divorçais. Peut-être avait-Il voulu signifier, par ce monstrueux silence, Sa colère, Son ressentiment et Sa déception envers ce peuple jugé comme indigne de recevoir Sa protection, mais si tel était le cas, alors, en conscience, je ne pouvais plus continuer à Le servir.


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