• Le Client E. Busken

    2024-11

    Jeroen BROUWERS

    Le Client E. Busken

    Cliënt E ; Busken. (2020)

    Traduit du néerlandais par Bertrand Abraham.

    Gallimard. Du monde entier. 2023.

    253 pages.

    Le Client E. Busken est l'ultime livre de Jeroen Brouwers (1940-2022). Comme l'ensemble de son œuvre – du moins les livres traduits en français, dont le superbe Rouge décanté – ce roman s'appuie sur son expérience. Il s'agit cette fois-ci du dernier acte qu'il pressent, qu'il vit, le lecteur n'ayant pas le moyen de discerner ce qui ressort du vécu et ce qui naît de l'imaginaire. Les dix chapitres du livre débutent par des points de suspension, soulignant que la parole intérieure du je narrateur est un continuum, une longue rumination incantatoire.

    E. Busken vit à la Maison Madeleine – hôtel, hôpital, hospice, asile ou prison selon l'humeur divagante du narrateur – suite à une chute sur l'occiput après avoir vidé une troisième bouteille. Il se trouve dans une « détresse calamiteuse » (15), agité de tremblements de mains, sanglé sur un lit, obligé de recourir au déambulateur, de porter des couches, d'être aidé pour tout, et il a choisi le mutisme total, volontaire selon Carola agacée, « la harpie du service psychiatrique », « cette psychologue jacassière » (14), « l'essoreuse des âmes » (63), qui avec ses confrères – genre « psychopuzzlistes Sigmund et Carl », ces « grands mongoliens – correction – grands moghols de la psycho et de la psychiascience », « l'espèce thérapeutante » (223) – hésite sur le diagnostic : » « Alzheidemeuré. Ou gaga. Complètement azimuté. Ou bien encore maboul » (50), car il est question de le mettre sous tutelle. Seule l'infirmière chargée de lui, la belle Moniek, « mon ange à la voix rauque », trouve grâce à ses yeux. Son ami Herman, accompagné de Babeth qui perd son dentier, vient parfois lui apporter des cigarettes. Sans relation avec sa famille, il évoque sa mère, qui l'aurait rendu sourd à force de le frapper à la tête, en des termes terribles, « ma mère cette mégère »(86) « cette salope » (193). E. Busken manifeste pour lui-même une certaine considération : « le très érudit Busken, professeur d'université honoraire en cybernétique » toujours très attaché à son bureau, à ses crayons et stylos, « grand esprit mathématico-stratégique » ou « cryptozoologue de renommée mondiale » – et j'en passe – : n'était-il pas un familier de la reine Beatrix ? N'avait-t-il pas été reçu par cinq papes successifs ? Il voit le monde en bleu, ayant « un éclair bleu clair à l'intérieur de mon crâne. » (122) et pense que c'est la privation de liberté qui rend fou. Le seul événement qui ne soit pas le produit de sa rumination lui est annoncé par Wolff et Mienele, ex-doublure de cinéma pour les mains, deux clients de l'institution dont il tolère la compagnie sans sortir de son mutisme : un barbecue a lieu l'après-midi pour fêter les quinze ans d'existence de la Maison Madeleine. Et c'est durant cette réunion qu'il tombe, chie et doit être ramené dans sa chambre par Moniek.

    Le récit halluciné de Brouwers, pour évoquer la dégradation physique, la plongée dans la sénilité et la dépossession de soi-même, procède par associations d'idées mêlant passé et présent; il est servi par une écriture riche, maîtrisée, imagée, parfois très crue et va crescendo jusqu'au feu d'artifice final, et à l'apaisement, les derniers mots étant : « Calme-toi à présent, E. Busken, apaise-toi et contiens-toi, ça se produira très bientôt, il n'y a plus longtemps à attendre, ça arrive, ça approche. »

    . . . . .

    Citations

    « Je me suis retrouvé en plein désarroi, du fait de cet entretien tripartite, durant lequel, après m'avoir installé dans mon fauteuil roulant, ils ont fait de moi non la quatrième, mais la cinquième roue du carrosse, se comportant comme si je n'étais pas là, et conférant, à mon sujet, de la même manière que s'ils parlaient d'un animal empaillé, voire d'une dalle de trottoir ou d'un métal venu du cosmos, libéré après une longue collision d'étoiles. » p. 64

    « Ils parlent encore de moi, c'est-à-dire qu'ils parlent par-dessus ma tête comme si je n'assistais pas en personne à leurs délibérations ; je suis une boîte à chaussures vide ou quelque chose de ce genre, ils me prêtent une forme de folie qui me déshumanise et me réduit à n'être qu'un pantin en fauteuil roulant, dépourvu de pensées et poussant de temps en temps un cri ou un grognement. (…) Moi, Asperger ? Une asperge, un légume, une plante verte. » p. 188-189

    « Dans le jargon d'aujourd'hui, un patient s'appelle « un client » p.14-15

    « Modifier les mots existants, travestir, éviter, biaiser, conduit à abâtardir la langue et la pensée, ce contre quoi je m'élève, étant moi-même aussi vigilant dans l'usage que je fais du mot que dans l'élaboration de ma pensée. » p.86

    « On peut aussi – on en entend parfois parler – observer des individus qui sont à la fois hommes et femmes : à ce type de conformation s'appliquent des mots tels qu'hermaphat thermostat hermaphant hermafondite hermafondant. Quid de mon brillant savoir lexicologique ? Comme des perles qui glissent d'un fil les mots m'échappent, l'un après l'autre, par oublicité. Cela a commencé avec des visages, des noms, des titres de livres. Bon ! Ne plus se souvenir d'une date, du numéro d'une maison, d'un code postal, passe encore, je ferme les yeux là-dessus, mais les mots, mon thésaurus a toujours été plus considérable que tous les tas d'or réunis d'Ali Baba et de Priam ; ici, ils m'ôtent un à un les mots de la bouche ; je le constate depuis que je suis prisé – je voulais dire privé – de liberté. » p.125


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