• La peur des barbares

    2017-27

    La peur des barbaresTzvetan TODOROV

    Chemin: la Roumanie m'a fait penser aux changements advenus dans les pays de l'Est européen depuis 1989. D'où le choix de ce livre.

    La Peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations

    Paris. Laffont, biblio essais. 2008.

    350 pages.

    Le sous-titre de l'ouvrage annonce l'intention de Todorov : répondre à Samuel Huntington dont le Choc des civilisations (1996), est devenu le socle de la pensée conservatrice contemporaine.

    La chute du mur de Berlin a entraîné la disparition de l'ordre hérité de la Deuxième Guerre Mondiale, basé sur la confrontation contenue appelée « guerre froide » entre régimes totalitaires et démocraties libérales, auquel assistait un Tiers-Monde, instrumentalisé par chaque camp. Après l'immense espoir qu'entraîna cet événement, chacun est obligé de constater que les cartes ont été redistribuées dans un Occident en quelque sorte « orphelin de la menace soviétique », que la fissure Europe-États-Unis s'élargit et que l'islamisme inspire beaucoup trop de jeunes paumés.

    Huntington, s'appuyant sur la pensée d'Hobbes, selon laquelle la haine est le moteur de l'humanité, désigne les pays et les peuples dont la religion est l'islam comme l'ennemi nouveau avec lequel il ne peut y avoir que conflit et guerre. Dans le sillage d'Huntington, les penseurs conservateurs se sont exprimés avec beaucoup de virulence, en particulier l'italienne Oriana Fallaci, qui a lancé le terme d' « islamo-fascisme » et se sentait particulièrement menacée en tant que femme (1), ainsi qu'Élie Barnavi pour lequel « il y a du sang au frontières de l'islam » (154). Décomplexés, les dirigeants politiques leur ont emboîté le pas et ont utilisé leurs arguments pour « la lutte contre le terrorisme ». Et chacun de plaider pour « la fermeté contre l'islam », euphémisme pour l'intolérance. Todorov constate qu'effectivement avec la multiplication des attentats, on est pris dans la spirale de la « peur et du ressentiment », selon qu'on appartient à l'Occident ou aux peuples de religion musulmane qui ont subi la colonisation et le rejet. Cette spirale, en ces temps de globalisation, est dangereuse et Todorov veut remettre les choses à leur juste place, hors de toute diabolisation ou de tout angélisme.

    Il analyse la valeur de certains termes dont on use et abuse trop légèrement en commençant par le mot barbare, qui était celui qu’utilisaient les Grecs pour désigner l'étranger, l'autre qui ne parle pas la même langue dont ils niaient la pleine humanité. Il s'attarde sur le sens du mot civilisation, distinguant bien entre les civilisations et la civilisation au contenu universaliste, dénonçant haut et fort la prétendue œuvre de civilisation du colonialisme, ainsi que celle des apôtres de l'ingérence démocratique ou humanitaire au nom de ce concept universaliste. Il se penche sur le rôle des cultures comme construction de soi et clé pour le monde, insiste sur leur diversité et appelle à distinguer clairement l'universalité des valeurs et la pluralité des cultures. Il dénonce la confusion volontairement entretenu entre l'islam, religion, et l'islamisme, parti ou courant politique. Enfin, il fait des rappels du passé, l'idée de civilisation impliquant la connaissance du passé, mais aussi de la réalité : dénoncer le « sang aux frontières de l'islam », sans voir celui qui irrigue la Palestine est d'une arrogance extrême.

    Les explications religieuses du confit actuel lui semblent suspectes, car ce sont des entités politiques et non les cultures qui sont en guerre. Sans compter que de tous temps (Alexandre le grand en Égypte, le prêche des croisades, etc...), la mystique a toujours été au service de la politique. Il tente de comprendre la violence - ce qui ne signifie pas excuser - et voit à l'origine la « déculturation » dans des situations de père absent ou dévalorisé, la non-maîtrise de la langue empêchant l'intégration. Tout cela engendre des frustrations immenses, particulièrement dans cette « société de provocation », selon la formule de Romain Gary (165), qui est la nôtre, où sont sans cesse vantés des biens auxquels ces populations n'ont pas accès. Todorov ne nie pas que si l'appel à la violence est présent dans d'autres religions, actuellement seul l'Islam est invoqué comme justification religieuse d'actes meurtriers, mais il tient à sortir du manichéisme guerrier.

    Il y a un grand travail à faire dans la reconnaissance de l'autre quel qu'il soit, le respect de la dignité humaine ne se méritant pas, mais étant une donne préalable. Todorov plaide pour la tolérance et appelle à l'acceptation de la pluralité garante de la tolérance, pluralité basée sur deux postulats : la séparation du politique et du religieux à la base de la démocratie, et l'affirmation de l'appartenance des hommes à la même espèce, mais dans la diversité des cultures et des sociétés. La tolérance s'accompagne de la liberté d'expression et l'auteur s'inscrit fermement contre la loi Gayssot et autres lois mémorielles qui punissent « la négation du judéocide et confient au pouvoir politique le soin de définir ce que les citoyens doivent penser » (140).

    Il est rafraîchissant de lire cette mise au point de Todorov, « juif palestinien » comme il aimait se qualifier et ami d'Edward Saïd, car c'est le parti de l'ouverture, du dialogue, de l'amour opposé à celui de la fermeture, de la harangue et de la haine, qui tente d'imposer sa voie mortifère.

    (1) Faut-il rappeler qu'en France une femme meurt tous les trois jours de violences majoritairement conjugales, sans qu'il s'agisse de « femmes voilées », car là, on en parlerait davantage...

     

    Citation.

    « L'image du monde comme une guerre de tous contre tous n'est pas seulement fausse, elle contribue à rendre le monde plus dangereux. Plutôt que de se chercher un ennemi à vaincre (avant-hier le capitalisme mondial, hier le communisme, aujourd'hui l' « islamo-fascisme ») comme le font en particulier les anciens gauchistes devenus faucons (NB), défenseurs agressifs du « monde libre », on peut essayer de sortir de la pensée manichéenne elle-même. Un moyen pour y parvenir consiste à focaliser son attention sur l'acte, non sur l'acteur : plutôt que de figer les identités collectives en essences immuables, on s'attachera à analyser les situations toujours particulières. Les guerres obligent les peuples à quitter leur identité multiple et malléable, et les réduisent à une dimension unique, chacun engageant son être tout entier dans la lutte pour vaincre l'ennemi. Les situations, elles, ne se laissent pas enfermer dans des oppositions simplistes et restent irréductibles aux catégories du bien et du mal. » page 181

    N.B. Todorov pense aux infâmes Finkielkraut et consort


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