• Croquis et essais

    2024-9

    George ORWELL

    Croquis et essais.

    Traduits par Marc Chénetier et Patrice Repusseau, présentés par Philippe Jaworski, et annotés par Philippe Jaworski et Patrice Repusseau.

    Gallimard. Pléiade.

    1599 pages. Textes : p. 1251-1351. Notice et notes : 1559-1583.

    Le volume de la Pléiade consacré à Orwell (1903-1950) se termine par des textes courts parus de son vivant dans des revues, pour répondre parfois à une demande.

    Les croquis sont centrés autour de souvenirs entêtants Les deux premiers se réfèrent au temps où il était sergent de la police impériale en Birmanie. Une Pendaison (1931, p. 1253-1258) relate la mise à mort d'un condamné à l’« épaisse moustache hirsute (…) un peu comme celle d'un acteur de films burlesques » :  la sortie de cellule, le chemin vers la potence, l'irruption d'un chien plein de vie, la flaque d'eau évitée par le condamné, la corde autour de son cou, le nom de son dieu, « Ram ! Ram ! Ram ! », réitéré en des cris aigus, réguliers, jusqu'au silence final, silence vite interrompu par de rires fusant à la suite d'une réflexion, au milieu desquels le directeur de la prison invite tout le monde à boire un whisky. Dans le Jour où j'ai tué un éléphant (1936, p.1259-1267), Orwell est appelé pour maîtriser un éléphant domestique au comportement agressif qui avait mis le bazar à sac et écrasé un homme ; arrivé sur les lieux, il trouve un éléphant redevenu inoffensif et a « le sentiment que ce serait commettre un meurtre que de l'abattre », mais entouré d'une foule hostile, il fait ce qu'on attend de lui, et tire. Retour sur la guerre d'Espagne (1943, p. 1268-1290) nous livre « les souvenirs physiques, d'abord ; les bruits, les odeurs, le grain des choses», et en particulier, l'image d'un fasciste qu'il n'a pas pu viser et celle d'un milicien italien pour lequel il a écrit une poème ;  dans ce texte plus composite, Orwell revient aussi sur les atrocités commises, les mensonges proférés et les rivalités de pouvoir de son propre camp. Dans Comment meurent les pauvres (1946, p. 1331-1342), assimilable aux croquis, Orwell, atteint de pneumonie, se remémore les deux semaines passées en salle commune à l'hôpital Cochin où régnait une « odeur nauséabonde, fécale, et néanmoins douceâtre ». Ces textes relatent certes des moments de vie précis, mais Orwell dégage de ces moments, qui sont tous un élément de sa construction personnelle, une réflexion critique sur la société.

    Les titres des quatre autres textes – la Littérature empêchée (1946, p.1291-1306), Politique et langage (1946, p. 1307-1322), Pourquoi j'écris (1946, p. 1323-1330) et les Écrivains et le Léviathan (1948, p. 1343-1351)- rendent compte de leur contenu. Ces textes témoignent de la réflexion d'Orwell sur le langage et ont permis la maturation du concept de novlange, mis en œuvre dans son dernier livre, 1984. Orwell traite de la liberté d'expression et de la censure, et nous enjoint à « Oser se dresser seul ». Il s'appuie certes sur son expérience, mais son analyse va bien au-delà des années 50, du stalinisme et du conformisme des intellectuels patentés (cf Sartre, Beauvoir, Sollers & Cie, ndlr), car nous savons que le totalitarisme prend racine et s'épanouit à son aise dans des systèmes politiques prétendument démocratiques. Tout comme l'auteur, qui pendant cinq ans fut un acteur agissant de la brutalité coloniale, « Nous vivons en des temps politiques. » (p.1342) et ces textes sont en phase avec ces temps de haine, de mensonges et de barbarie dont nous sommes témoins.

    Orwell, dans ces petits textes, montre une fois de plus sa passion de la vérité, celle des êtres d'abord, et celle des faits, quelles que soient les opinions proférées, car il ne fait pas de l'adhésion à une cause une entrée en religion, cela dans une langue juste, claire, imagée, riche d'une grande sensibilité au niveau olfactif, visuel et sonore. 

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    Citations

    Croquis

    « Nous formions avec lui un groupe d'hommes qui marchaient de concert, voyaient, entendaient, sentaient, comprenaient le même monde ; et brusquement, dans deux minutes, avec un craquement sec, l'un de nous aurait disparu – un esprit en moins, un monde de moins. » Une Pendaison.

    « Dans le rôle de l'homme blanc avec son fusil face à la foule indigène, je donnais l'impression d'être le protagoniste de la scène, mais, en réalité, je n'étais qu'une absurde marionnette ballottée de-ci, de-là par la volonté de ces visages jaunes dans mon dos. Je compris à cet instant que, quand l'homme blanc se transforme en tyran, c'est sa propre liberté qu'il détruit. »  Le jour où j'ai tué un éléphant.

     « J'étais venu pour tirer sur « des fascistes » ; mais un homme en train d'empêcher son pantalon de tomber n'est pas « un fasciste », c'est de toute évidence un semblable, un homme comme vous, et vous n'avez aucune envie de lui tirer dessus. »  Retour sur la guerre d'Espagne.

    « En revanche, pour peu que vous souffriez d'une affection avec laquelle les étudiants souhaitaient se familiariser, une grande attention vous était accordée. Présentant moi-même un superbe cas de râle bronchique, il arrivait que jusqu'à une douzaine d'étudiants fassent la queue pour m'ausculter. C'était un sentiment étrange – étrange, veux-je dire, en raison du mélange de l'intérêt réel qu'ils manifestaient pour l'apprentissage de leur métier et de leur apparente incapacité à voir dans leurs patients des êtres humains. (…) vous étiez avant tout un cas : sans en être contrarié, je ne suis jamais parvenu à m'y faire. » Comment meurent les pauvres.

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    Essais

    « La liberté d'expression, si elle a un sens, c'est la liberté de critiquer, de parler contre. » p.1291

    « L'idée de rébellion et l'idée d'intégrité intellectuelle se confondent. L'hérétique – qu'il s'agisse de politique, de morale, de religion ou d'esthétique – était celui qui refusait de faire insulte à sa propre conscience. » p.1292

    « Le brouillard de mensonges et de désinformation qui entoure des sujets comme la famine en Ukraine, la guerre civile espagnole, la politique russe en Pologne et d'autres, n'a pas seulement son origine dans une malhonnêteté consciente, mais tout écrivain ou journaliste (…) doit effectivement accepter la falsification délibérée de problèmes importants. » p.1262

    « Le langage politique doit ainsi se fonder largement sur des euphémismes, la prétérition, une nébuleuse d'imprécision. Des villages sans défense sont bombardés par l'aviation, leurs habitants chassés dans la campagne alentour, le bétail mitraillé, des balles incendiaires mettent le feu aux cabanes : on dit pacification. Des millions de paysans se font voler leurs fermes, on les envoie errer sur les routes avec juste ce qu'ils peuvent eux-mêmes porter : on dit transfert de population ou rectification des frontières. Des gens sont jetés en prison pour des années sans procès, ou tués d'une balle dans la nuque, ou expédiés dans des camps de bûcherons de l'Arctique pour y mourir du scorbut : on dit élimination d'éléments douteux. »  p. 1317

    « Ce dont j'ai eu le plus envie ces dix dernières années, c'est faire de l'écriture politique un art véritable. Je pars toujours d'un élan partisan, né d'un sentiment d'injustice. Lorsque je m'assieds pour écrire un livre, je ne me dis pas : je vais produire une œuvre d'art. » Je l'écris parce que je veux dénoncer un mensonge, attirer l'attention sur un fait, et mon premier souci est de me faire entendre. » p.1329


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