• Vers Ispahan

    2018-32

    Livre trouvé dans la librairie Ulysse, véritable caverne d'Ali Baba pour les voyageurs. La librairie possède un site, mais pas de catalogue. Au cas où vous chercheriez un livre rare, vous pouvez vous entendre avec eux par courriel : ulysse@ulysse.fr

    LOTI Pierre

    Vers Ispahan

    Calmann-Lévy. Pas de date d'édition

    317 pages.

    Loti, sous forme de journal daté, allant du mercredi 17 avril au mardi 6 juin d'une année, non précisée, de la fin du XIXème siècle – la première publication du texte datant de 1904 –nous fait la narration de la traversée de la Perse, qu'il a faite en 1900.

    Venant d'Inde, il arrive dans le Golfe Persique et entre dans le pays par Bender-Bouchir (Bandar-é Bushehr NDLR), suivant donc un chemin inverse à celui qu'emprunte la plupart des Occidentaux depuis Jean Chardin (1643-1713). Après une très belle « invitation au voyage », Loti divise cette relation en cinq parties : le voyage du Golfe à Chiraz ; son séjour à Chiraz d'où il rayonne ; la reprise du voyage pour gagner Ispahan ; la visite d'Ispahan et des environs, et enfin Téhéran et l'avant-goût du retour qui lui fera traverser la Mer Caspienne, passer par Bakou avant de prendre un bateau sur la Mer Noire et d'arriver à Constantinople, porte de l'Europe. Et cela sans dire mot de la mission officieuse dont l'avait investi les autorités françaises.

    Loti voyage à cheval – parfois remplacé par le mulet plus apte à grimper sur les sentiers les plus abrupts – avec une caravane qu'il constitue et qui se déplace de nuit dans un premier temps, s'arrêtant dans les caravansérails. La première partie du voyage est la plus difficile, car, en partant de "plaines mortelles", d'un enfer à l'odeur de soufre fait de marais, de vase grise et de sable, il faut "monter" en Perse, à 2.700 mètres d'altitude, après avoir franchi deux "murailles", aux chemins escarpés et dangereux. Mais c'est aussi la partie la plus exaltante du voyage au sein d'une nature sauvage et grandiose, présentant une grande variété de paysages sous des climats contrastés (montagnes enneigées, plateaux couverts de champs de pavots blancs, déserts et oasis aux jardins fleuris et odorants – jasmin, asphodèle, jacinthe, narcisse –), et une diversité de peuplement parmi les nomades qui parcourent le pays ou les sédentaires aux mœurs pastorales installés dans des hameaux. À partir de Chiraz, on entre en quelque sorte dans le domaine de la culture. Loti évoque Alexandre en s'appuyant sur Plutarque (« Vie d'Alexandre » in « Vie des hommes illustres ») et s'exalte à Persépolis en ramassant un morceau de cèdre du Liban noirci, dont il ne doute pas qu'il porte la trace du feu mis par la torche d'Alexandre aux splendeurs de Darius et Xerxès. Il est reçu par des Persans et des Occidentaux, il fréquente les bazars et marchande tapis, tissus, pierres...

    Loti s'intéresse à tout, à l'architecture des villes et des maisons, aux mœurs persanes, aux métiers et aux savoir-faire spécifiques, à tout. Il manifeste une grande sensibilité devant la nature qui le surprend jusqu'au bout de la route, comme lorsqu'apparaît "à l'Extrême-Nord de cette Perse, jusque-là si haute, froide et desséchée, une zone base, humide et tiède où la nature prend on ne sait quelle langueur de serre chaudes" (313) ; il signale le passage de martinets, la présence de cigognes perchées sur le dôme des mosquées, l'aubade des hirondelles ou la lassitude des chameaux. Il montre une grande empathie envers les êtres, les enfants en "haillons charmants" (80), les hommes avec leurs chapeaux de mages ou les femmes qu'il trouve très belles dans les régions du pays où elles sont visibles, car comme tous les Occidentaux, il est gêné par le voile posé sur elles et qui les recouvre entièrement dans certaines parties du pays, la pratique étant très variable en fonction des lieux et pouvant différer d'une étape à l'autre : " Il faut avoir séjourné en ces villes d'islamisme sévère pour comprendre combien cela assombrit la vie de n'entrevoir jamais, jamais un visage, jamais un sourire de jeune femme ou de jeune fille..." (112). Notons encore qu'il ne manque jamais de déplorer l'exploitation occidentale, et particulièrement celle de la Grande-Bretagne qui semble être le pays le plus vorace et le plus actif dans la diffusion de « l'industrialisation et de la ferraille ».

    Une des relations de voyage les plus intéressantes, vivantes et sensibles que l'on puisse trouver sur ce pays qu'alors on appelait encore la Perse, que l'on doit à la plume lyrique d'un écrivain qui sait se faire poète.

    Citations

    « Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement à mes côtés, par étapes, ainsi qu’au Moyen Âge. Qui veut venir avec moi voir à Ispahan la saison des roses, consente au danger des chevauchées par les sentiers mauvais où les bêtes tombent, et à la promiscuité des caravansérails où l’on dort entassés dans une niche de terre battue, parmi les mouches et la vermine. Qui veut venir avec moi voir apparaître, dans sa triste oasis, au milieu de ses champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de mystère, avec tous ses dômes bleus, tous ses minarets bleus d’un inaltérable émail ; qui veut venir avec moi voir Ispahan sous le beau ciel de mai, se prépare à de longues marches, au brûlant soleil, dans le vent âpre et froid des altitudes extrêmes, à travers ces plateaux d’Asie, les plus élevés et les plus vastes du monde, qui furent le berceau des humanités, mais sont devenus aujourd’hui des déserts » p. 6 

    « Oh ! Le repos de cela ! Le contraste avec l'Inde que nous venons de quitter, après la pauvre Inde profanée et pillée, changée en grande exploitation manufacturière, où déjà sévit la grande contagion des usines et des ferrailles, où déjà le peuple des villes s'empresse et souffre, au coup de fouet de ces agités messieurs d'Occident, qui portent casques de liège et "complet couleur kaki" ! » p. 43

    « Ayant traversé la longue plaine unie, les foins, les orges, les champs de pavots, nous rentrons au crépuscule dans les ruelles du hameau perdu, et enfin dans notre gîte de terre, sans portes ni fenêtres. Un vent vraiment très froid agite les peupliers du dehors et les abricotiers du jardin sauvage ; le jour meurt dans un admirable ciel bleu-vert, où s'effilochent des petits nuages d'un rose de corail, et on entend des vocalises de bergers qui appellent à la prière du soir. » p. 128

    « Le muezzin chante. Et voici la rentrée des troupeaux ; nous l'avons déjà tant vue partout cette rentrée compacte et bêlante, que nous ne devrions plus nous y complaire ; mais ici, dans ce lieu resserré, vraiment elle est spéciale. Par l'ogive d'entrée, le vivant flot noir fait irruption, déborde comme un fleuve après les pluies. Et tout de suite, il se divise en quantité de branches, de petits ruisseaux qui coulent dans les ruelles étroites ; chaque troupeau connaît sa maison, se trie lui-même et n'hésite pas; les chevreaux, les agnelets suivent leur maman qui sait où elle va; personne ne se trompe, et très vite c'est fini, les bêlements font silence, le fleuve de toisons noires s'est absorbé, laissant dans l'air l'odeur des pâturages; toutes les dociles petites bêtes sont rentrées. Alors, nous rentrons nous-mêmes, impatients de nous étendre et de dormir, sous le vent glacé qui souffle par les trous de nos murs. » p.150


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