• Venise à double tour

    N°372Venise à double tour

    Jean-Paul Kauffmann

    Éditions des Équateurs 2019, folio 2020

    350 pages

    Jean-Paul Kauffmann décide de partir habiter à Venise pendant quelques mois. Son projet est de réussir à voir les églises fermées. Il s’installe avec sa femme Joëlle sur la Giudecca et commence ses recherches pour obtenir la permission de visiter les nombreux sanctuaires abandonnés, désaffectés, en restauration ou utilisés seulement dans certaines occasions. Sa perspicacité, l’originalité et la force de sa démarche seront couronnées de succès et petit à petit, les lourdes portes s’ouvriront.

    Jean-Paul Kauffmann ne prétend pas faire de découverte. Ces lieux, même abandonnés, ont déjà été étudiés dans les moindres détails, et il n’a aucune prétention de spécialiste. Sa démarche est personnelle. Il s’agit pour lui, de rechercher des émotions perdues, de lutter contre l’enfermement de ces lieux, de les faire revivre quelques instants rien qu’en y pénétrant, de savourer les beautés occultées. Lors de ses démarches et déambulations dans Venise, il convoque ses pairs écrivains avec lesquels il a visité Venise comme Hugo Pratt ou Alberto Sciascia ou ceux qui ont écrit sur Venise comme Sollers, Peguy, Lacan, Sartre, Morand, Moravia, Calvino, ou encore le compositeur Luigi Nono qui s’est souvent inspiré de cette cité. Son récit vagabonde dans la Venise secrète, dans l’histoire de ses lieux sacrés et des innombrables tableaux qui les ornent. Il y croise et recroise le Titien, le Tintoret, Véronèse, Palma le Jeune et de nombreux autres.

    Venise à double tour est une sorte d’anti-guide de Venise puisqu’il ne parle que des lieux qu’on ne peut pas visiter ! Moins puissant que son admirable récit La Maison du retour, ce livre est une balade intelligente, raffinée, pleine de questionnements qui vont bien plus loin que son sujet. Comme Remonter la Marne, (une semaine un livre n°4), c’est une lecture intéressante même pour les lecteurs ne connaissant pas Venise, et fascinante pour les amoureux de cette ville.

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    Éléments biographiques

    Venise à double tourJean-Paul Kauffmann est né en 1944 dans la Mayenne. Ses parents étaient boulangers-pâtissiers. Après une scolarisation en pension dans un collège religieux, il fait une école de journalisme, puis il passe le service militaire comme coopérant au Québec. En 1970 il entre comme journaliste à Radio France internationale, puis au Matin de Paris et à l’Événement du Jeudi. En mission au Liban en 1985, il est enlevé et sera otage pendant presque trois ans. Dans les années 90, il commence à publier des récits dans lesquels l’enfermement joue un rôle central, mais ce n’est qu’en 2007 qu’il aborde directement sa captivité dans La Maison du retour. Il a écrit 21 livres.

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    Extraits :

    J’arrivai par hasard à Venise pour la première fois à la fin des années 60 : 1968, 1969 ? Deux années pourtant qui ne se ressemblent pas. La confusion est regrettable. Je n’arrive toujours pas à trancher. Déjà obsédé par la trace : que peut-il bien subsister d’une chose disparue ? Mais à Venise, l’empreinte du passé n’existait pas. Il n’y avait aucun exercice de reconstitution à effectuer. Nul besoin de se livrer à une gymnastique de la mémoire. Le passé était là, devant moi, intact. Depuis des siècles le bâti vénitien n’avait pas changé. À cette époque, je ne connaissais pas l’extraordinaire vue de Jacopo de’ Barbari qui représente Venise à vol d’oiseau en 1500. La gravure, d’une extrême précision, permet de constater que l’organisation de la cité n’a pratiquement pas bougé. Elle est déjà installée physiquement, déployant autour du Grand Canal, dessiné avec désinvolture, un corps souple et déjà élégant. La sprezzatura[1] vénitienne. Une mise en scène du naturel. Cacher l’effort de l’ingrate origine. On reconnaît exactement les palais, les églises, les jardins, les campos. Ce qui ailleurs était mort, ici est vivant, certes délavé, mais en place, immobile, en équilibre. Un agencement unique entre l’eau, la terre et l’air, des forces opposées mais égales.

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    Ma femme affirme plaisamment que je suis affecté de « névrose paroissiale ». Cette manie consistant, sitôt arrivé dans une ville ou un village, à visiter l’église même si elle n’offre pas un grand intérêt artistique. L’assertion est en partie exacte mais ma pathologie ne s’applique pas seulement aux édifices paroissiaux. Cathédrales, monastères, tous les lieux de culte ont ma faveur. Ce que j’y cherche ? Ce qui est perdu : la présence qui habitait mon église d’Ille-et-Vilaine. Peut-être une forme de sacré. Ou encore l’illusion de récupérer des indices de ce passé qui m’a constitué. Cette investigation n’est pas dénuée de complaisance. Nous rêvons tous de retourner à ce moment suspendu de l’enfance, ce point invisible qu’on veut immobiliser, convaincus que le temps cesserait de courir vers la fuite.

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    J’essaie de lui faire raconter quelques églises fermées où il s’est introduit, décrire les sensations qu’il a éprouvées. Mais mettre en scène ses émotions n’est pas son genre. Il ne se souvient que des faits, des sources, des inscriptions. Il n’est pas le Marco Polo des Villes invisibles et à l’évidence, je ne suis pas l’empereur de Chine.

    Puisqu’il s’est fait ouvrir les Terese, je lui demande de me raconter sa visite. Il réfléchit longuement et se lève pour aller fouiller dans un de ses classeurs.

    – Tout est là, s’excuse-t-il en me tendant un dossier présenté sous la même forme que les précédents aussi précis et complet.

    Mais ce n’est pas cette description que j’ai réclamée, et il le sait. Me vient alors l’idée de savoir comment il a pu pénétrer aux Terese. Il répond qu’il a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicoli, « un homme excellent ». Il fait partie de ces personnes qui, une fois qu’elles ont répondu avec exactitude, ne cherchent pas à meubler et laissent un blanc après s’être exprimées. Pour la première fois, afin de dissiper l’embarras, il donne quelques détails :

    – C’était une journée grise et pluvieuse de mars. Néanmoins, l’église recevait des fenêtres une belle lumière égale.

     

    [1] Mot à peu près intraduisible forgé par Baldassare Castiglione (Le Livre du courtisan) exprimant la désinvolture, la grâce, la nonchalance, alliées à une forme de dédain.


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