• Tanizaki

    2018-17

    TanizakiTANIZAKI Junichirô

    Lecture ou relecture de différents textes de Tanizaki (1886-1965), réunis dans la même édition

    TANIZAKI, Junichirô, Oeuvres. Tome I.

    Gallimard, La Pleïade. 1983

    1944 pages.

     

     

    Nostalgie de ma mère

    1919

    Traduit et annoté par Jacqueline Pigeot. Pages 407-430.

    Ce texte a été écrit par Tanizaki, deux ans après la mort de sa mère.

    Tout se passe comme dans un songe. Le je narrateur marche sur une route bordée de pins très sombres et baignée par une étrange lueur blanche qui n'est autre que celle de la lune. Il ignore où il se trouve. Il est seul. Il a peur. Il entend un bruit de fond qu'il finit par identifier à celui de la marée, cela en contrebas d'une pente à l'ubac d'une montagne. En marchant, il pense à sa tante qui lui servit de nourrice, mais dut quitter la maison à cause des mauvaises affaires de son père. Il entend la mélodie du shinnai (récitatif musical accompagné par le shamisen, ndlr) qu'il écoutait enfant, avec sa mère et sa tante, les deux tendant à se confondre. Il erre, et finit par reconnaître sa mère dont « la poitrine recelait le tiède parfum d'un sein tendre ». Ils pleurent ensemble et le narrateur se réveille.

    C'est un petit texte magnifique, très poétique et éblouissant de blancheur, sous le signe de la lune, élément yin par excellence et symbole de la mère. Le temps de l'adulte qu'est devenu Tanizaki se confond avec le temps de l'enfance, car on reste toujours l'enfant de sa mère. Tout est sous l'influence du féminin, et c'est à la recherche du féminin primordial qu'était le narrateur dans son sommeil.

    (Ce texte m'a ouvert à une compréhension du drapeau japonais - hi no maru, soleil rouge sur fond blanc, soit yang baignant dans le yin-, à laquelle je n'avais jamais songé.) 

    Citation

    « Il n'est personne qui, en voyant une lune pareille à celle-ci, ne pense à l'éternité. L'enfant que j'étais n'avait pas une conception claire de l'éternité, mais - comment dire ? - je sentais ma poitrine se gonfler d'une impression qui n'en était pas éloignée. J'avais le souvenir d'avoir, déjà auparavant, vu quelque part semblable paysage. Et cela, non pas une fois, mais à plusieurs reprises. » p.418

    Visions d'un lit de douleur 

    1916

    Traduit, présenté et annoté par Cécile Sakai. Pages 239-262.

    Le narrateur, qui utilise le « il » mais passe souvent au « je » pour relater les ruminations de « il » en style direct, décrit l'état dans lequel il se trouve, alors qu'il a de la fièvre à cause d'une rage de dents et souffre le martyr dans son lit. La mode du symbolisme ayant gagné le Japon, le narrateur se réfère à Baudelaire et à son sonnet, Correspondances (1857), ainsi qu'à celui de Rimbaud, les Voyelles (1872), pour parler des curieuses correspondances que crée son état, dans lequel la souffrance trouve ses harmoniques dans les obsessions, les hallucinations, et aussi le rêve, quand il finit par s'endormir un peu, épuisé. Il est pris par la peur d'un tremblement de terre, car il redoute de ne pouvoir se mettre à l'abri au cas où il en surviendrait un. Il sort de ce cauchemar pour retrouver sa fidèle compagne : la rage de dent !

    Citation.

    « Mais oui, bien sûr ! Non seulement les maux de dents se rapprochent des sons, mais ils possèdent aussi chacun leur couleur ! » se dit-il. (…) À tout le moins, si chaque dent possède un son qui correspond à son mal, alors il ne fait aucun doute que ce son peut se métamorphoser en fleurs, en mille fleurs variées de toutes les couleurs. » p.244.

    Le pied de Fumiko

    1919

    Traduit et annoté par Madeleine Levy-Fabre d'Arcier. Présenté par Cécile Sakai. Pages 431-458.

    Le texte est celui d'une lettre, qu'un étudiant aux Beaux-Arts, Noda Unokichi, écrit à Tanizaki, en le priant de faire de son récit maladroit un beau texte, car l'histoire qu'il va raconter lui semble « digne d'intérêt » (431). Il narre la fin d'un parent éloigné, mort deux mois auparavant, Tsukakoshi, qu'il appelle aussi le Retraité. Ce faisant, il se présente lui-même.

    Tsukakoshi, prêteur sur gages, était un incorrigible libertin. Rejeté par sa famille, il a terminé sa vie entouré seulement de l'étudiant, d'une servante et d'une jeune geisha, Fumiko, qu'il s'était attaché et qui demeurait chez lui. Fumiko, à dix-sept ans, était d'une beauté remarquable. Durant les derniers mois de sa vie, Le Retraité demanda à Unokichi de faire le portrait de Fumiko, de laquelle il exigea qu'elle prenne la pose du tireur d'épine (bronze romain).  L'étudiant, qui venait rendre visite à son vieux parent, autant pour rencontrer la belle que par piété filiale, se prêta au jeu, et bien vite se découvrit la même passion que son vieux parent pour le pied de Fumiko.

    La perversion est un thème cher au jeune Tanizaki, qui décrit ici, avec beaucoup de délicatesse, un cas de fétichisme, qui offre à son adepte une mort extatique.

    Citation

    « Les geishas de l'ère Tokugawa ne portaient pas de tabi, même en hiver, tellement elles avaient envie de montrer leurs pieds ! Les clients trouvaient cela du plus grand chic et s'en réjouissaient ; alors que maintenant les geishas se présentent toutes chaussées de tabi. C'est le monde à l'envers. (…) Comme cette O-Fumi, avec ses jolis pieds, est une exception, je lui enjoins de ne jamais en mettre. » p. 450

    Shunkin, esquisse d'un portrait

    1933

    Traduit, présenté et annoté par Jean-Jacques Tschudin. Pages 1393-1467.

    Tanizaki utilise ici un dispositif narratif très subtil, mais qui garde toujours un extrême naturel et semble couler de source, pour raconter les amours d'un couple célèbre de musiciens aveugles. En tant que narrateur, il fait mine de se référer à une chronique de l'époque qu'il cite abondamment, ainsi qu'au témoignage d'une vieille femme qui partagea la vie des protagonistes et se rend toujours régulièrement sur leur tombe, tout en y mêlant des interventions personnelles, au cours desquelles il va jusqu'à citer certains de ses textes. 

    Shunkin (prénom d'artiste, écrit avec le caractère du printemps et celui du koto), jeune fille d'une beauté exceptionnelle, issue d'une famille bourgeoise fortunée – son père est d'une vieille famille d'apothicaire de la ville d'Osaka – devient aveugle à l'âge de neuf ans. Aussi, ses parents chargent-ils un jeune apprenti de quatorze ans, Sasuke, de l'accompagner dans ses déplacements et particulièrement lorsqu'elle va suivre ses leçons de koto.  Sasuke finit par se vouer entièrement au service de Shunkin et par apprendre lui-même le koto, en suivant ses leçons. Leur relation évolue, ils s'installent ensemble lorsque Shunkin ouvre sa propre école de koto, mais Shunkin exige que le registre officiel entre eux demeure toujours celui du maître et du serviteur, exigence à laquelle adhère sans limite Sasuke. Shunkin, célèbre pour sa beauté, l'est tout autant pour sa sévérité, dans laquelle Tanizaki voit l'expression d'une « tendance sadique » et d'une « sexualité perverse » (1416), sur lesquelles il revient en ces termes : « elle eut certainement son comptant de petits Jean-Jacques Rousseau » (1459). Cependant ces tendances la mettent en butte à des haines tenaces auxquelles elle doit d'être défigurée. À la suite de ce drame, Sasuke, pour satisfaire aux exigences de Shunkin de ne jamais plus la regarder, se perce les prunelles et devient lui-même aveugle. Il n'en continue pas moins à la servir avec compétence et fidélité, et, comme Shunkin ne veut plus se montrer, c'est lui qui finit par subvenir à tous ses besoins, jusqu'à ses folles dépenses pour élever des oiseaux. Il lui demeure fidèle jusqu'à la mort et même au-delà.

    On retrouve le thème des amours cruelles qui passionne l'auteur et Sasuke est par excellence un héros tanizakien qui édifie lui-même la stature de la femme à laquelle il se soumet. Tout cela est narré sotto voce, avec toutes les ressources de l'euphémisme et de l'allusion. Sous ce thème principal courent d'autres thèmes comme la description de pratiques déjà anciennes - dont la moindre n'est pas l'élevage et le dressage d'oiseaux chanteurs, particulièrement les fauvettes et les alouettes- ou encore des considérations comparatives entre Kantô et Kansai (respectivement région de Tôkyô et région d'Ôsaka. ndlr), par un Tanizaki qui vient de s'installer dans le Kansai. Sans compter que le texte se termine par une postface, sorte d'Art poétique qui permet au Tanizaki de la maturité de réfléchir sur l'écriture japonaise et de prendre ses distances avec l'écriture occidentale qui l'avait tant séduit dans un premier temps.

    Ajoutons que ce roman a fait l'objet de nombreuses adaptations, tant au théâtre qu'au cinéma. Citons, entre autres, l'adaptation qu'en donna, en 2010, Simon McBurney, qui y introduisit des éléments d'un autre superbe livre de Tanizaki, L'Éloge de l'ombre (1932-33)

    Citation

    « Jadis, les maîtres soumettaient leurs disciples à un entraînement d'une rigueur incroyable, qui incluait même des châtiments corporels, afin de leur inculquer les principes de leur art (…) L'enseignement du koto et du shamisen est généralement assuré par des kengyô (maîtres) aveugles, et il est indéniable que nombre d'entre eux, avec cette intolérance bornée si fréquente chez les infirmes, tendent à faire preuve d'une rigueur forcenée » p.1414 -1416

     


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