• Le mépris

    N°332

    Alberto Moravia

    Il DisprezzoLe mépris

    Traduit de l'italien par Claude Poncet

    1954, Flammarion 1955, Librio 1995

    154 pages

    Un jeune écrivain romain est contacté par un producteur de cinéma pour écrire le scénario d’une adaptation de l’Odyssée. Il part à Capri, à l’invitation du producteur, pour y séjourner avec sa jeune et belle épouse, et pour préparer le film avec le metteur en scène. En parallèle, leur couple traverse une crise de confiance, et sa femme, à cause de son comportement et de quelques malentendus, en vient à le mépriser.

    L’histoire est racontée à la première personne du singulier par le scénariste qui dit « écrire ces souvenirs avec l’espoir de retrouver la paix ». Ce texte est donc un long monologue dans lequel il revient sur les divers moments qui ont conduit à l’éclatement de leur couple, auparavant si uni. Il essaye de comprendre pourquoi leur amour s’est éteint, quels ont été les faits déclencheurs, pourquoi il leur a été impossible de retrouver un équilibre… Il creuse au fond de son âme, il fait part de ses doutes, de ses hésitations et de sa perception de la complexité des relations de couple. Parallèlement, ses discussions sur la vision du metteur en scène sur les relations entre Ulysse et Pénélope, pour le film, l’éclaire sur sa propre histoire.

    Le Mépris a été mis en scène avec brio par J-L. Godard en 1963 (avec Michel Piccoli et Brigitte Bardot, Fritz Lang jouant le cinéaste). Si les scénarios du livre et du film sont très proches, il y a cependant de nombreuses différences. Tout d’abord le cinéaste du film est un démiurge, alors que dans le livre, c’est un artiste de second ordre (« Rheingold n’était certes pas de la classe d’un Pabst ou d’un Lang » !) et le livre ne renferme pas les réflexions sur le cinéma que Godard y a placé. Il aborde juste le rôle du scénariste dans la fabrication d’un film. En revanche, le livre va bien plus loin que le film au niveau de la psychologie des personnages, en particulier de l’écrivain, et, de façon plus ample, sur la psychologie des sentiments amoureux, de la jalousie, du désir, et du mépris. Il décortique, dissèque et analyse ces sentiments, et les conséquences de chaque acte ou évènement sur leur évolution. Dans le livre, la femme apparait plus éprise de liberté, plus déterminée, et l’homme plus balloté par les évènements, sans savoir comment réagir. La femme de Moravia est moins une femme objet que celle de Godard, même si Moravia a bien défini une femme plus sensuelle qu’intellectuelle, et un homme très cérébral. Moravia s’intéresse avant tout au désespoir d’un homme délaissé, approche très psychologique, alors que Godard, fait du Mépris une réflexion plus ouverte sur le monde, les relations humaines, la fatalité, et le cinéma en tant qu’art.

    Le Mépris est un texte dense, proche d’une nouvelle, qui éclaire les complexités de l’amour dans une société codifiée et standardisée. Le Mépris est un film intellectuel qui illustre la faiblesse des hommes face à leur destin.

    Eléments biographiques :

    Le méprisAlberto Moravia est né en 1907 à Rome et mort en 1990 dans la même ville. Une tuberculose l’empêche de suivre une scolarité normale mais de longs séjours en sanatorium lui permettent de lire beaucoup. A 18 ans il écrit un premier livre. Il est reconnu comme un grand écrivain dès 1947. Il écrit également des essais, il fait de la politique (il a été député européen). Il a publié 30 romans, de très nombreuses nouvelles, 10 essais et 5 pièces de théâtre. 14 de ces œuvres ont été adaptées au cinéma par, entre autres, de Sica, Bolognini, Godard, ou Bertolucci.

    .....

    Extraits :

    Au temps où Emilia montrait un déplaisir de mon absence, je la quittais le cœur léger, content au fond de ce déplaisir comme une preuve supplémentaire du grand amour qu'elle me portait. Mais dès que je m’aperçus que non seulement elle ne manifestait aucun dépit mais qu'elle semblait préférer sa solitude, je commençai à éprouver une sourde angoisse, comme lorsqu'on sent manquer le sol sous ses pieds. Ainsi que je viens de le dire, je sortais maintenant tous les matins, plus l'après-midi pour mon travail, et ceci sans autre but que de constater la nouvelle et pour moi si amère indifférence d'Emilia. Elle ne montrait plus aucune contrariété, acceptait mon absence avec placidité et même peut-être, me sembla-t-il, avec un soulagement mal dissimulé. Tout d'abord, je cherchai à me consoler de cette froideur en me persuadant qu’au bout de deux ans de mariage, l'amour fait fatalement place à l'habitude, si tendre soit-il, et que l'assurance d'être aimé ôte tout caractère passionné aux rapports entre époux. Mais je sentais que ce n'était pas vrai ; je le sentais plus que je ne le pensais car la pensée dans son apparente précision est toujours plus faillible que l'obscur et trouble sentiment. Je sentais donc qu'Emilia avait cessé de déplorer mes absences non parce qu'elle les considérait inévitables et sans conséquence pour notre intimité, mais parce qu'elle m'aimait moins ou qu'elle ne m'aimait plus. Et, tout de même quelque chose avait dû se passer pour modifier son sentiment naguère si brûlant exclusif.  

    .....

    Et ma pensée se remettait à travailler avec obstination et lucidité. En quoi pouvait donc consister ce côté méprisable de mon caractère ? Invinciblement me revenait à l'esprit les paroles de Rheingold définissant à son insu ma position en face d’Emilia, alors qu'il croyait définir celle d’Ulysse vis-à-vis de Pénélope : « Ulysse, l'homme civilisé, Pénélope, la primitive. » En somme, après avoir provoqué inconsciemment dans son interprétation extravagante de L'Odyssée la crise suprême de notre vie conjugale, Rheingold m'offrait - à la manière de la lance d'Achille guérissant après avoir blessé - la consolation de me dire non « méprisable » mais « civilisé ». Consolation relativement acceptable. En substance, j'étais l'homme civilisé qui dans une situation de caractère primitif, en face d'une faute contre l'honneur, se refuse au geste du coup de couteau ; l'homme civilisé qui résonne même en face des choses sacrées ou réputées telles. Certes je n'étais rien moins que sûr que notre histoire conjugale ressemblât à celle d'Ulysse et de Pénélope, telle que l'imaginait le metteur en scène et cette explication valable dans le domaine de l'histoire ne l’était pas dans celui de la conscience, tout intime et personnel, hors du temps et de l'espace. Là, notre démon intérieur était seul à faire la loi. L'histoire ne pouvait me justifier et m’absoudre que dans son propre domaine. Mais ce domaine, en dépit des analogies qu'il me proposait ne correspondait nullement à la situation dans laquelle je souhaitais agir et vivre.


  • Commentaires

    1
    Lucien
    Mardi 19 Novembre 2019 à 15:05

    J'ai lu ce roman de Moravia il y a déjà quelques temps mais je me souviens avoir fait les mêmes réflexions quant à la différence entre le livre et le film.
    De plus je partage tout à fait ton analyse du roman plus axé sur la psychologie des personnages et la complexité du couple que le film, qui est aussi une réflexion sur le passé et le devenir de l'art cinématographique.

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