• Le lambeau

    N°344

    Philippe Lançon

    Gallimard 2018, folio 2019

    510 pages

    Le 7 Janvier 2015, deux terroristes pénètrent dans la salle de réunion de Charlie Hebdo, pendant la tenue du comité de rédaction et tire sur les personnes présentes. Philippe Lançon survit mais il est gravement blessé au visage : une grande partie de sa mâchoire est pulvérisé par une balle. Il passera plusieurs mois à l’hôpital puis en rééducation, il sera opéré plus de 20 fois.

    Le lambeau est le nom donné à la reconstitution du bas de son visage. Ce long texte reprend en détail toutes les étapes du drame, depuis la veille de l’attentat jusqu’à la reprise d’une vie à peu près normale. Il raconte ce qui se passe, comment il vit toutes ces épreuves, qu’elles sont ses relations avec toutes les personnes qui l’entourent, famille, amis, personnels soignants… Les relations avec les chirurgien(ne)s, les infirmier(e)s et les aides soignant(e)s sont particulièrement importantes et il s’y attardent à juste titre. Il replonge de façon répétitive dans les souvenirs qui resurgissent, les moments les plus durs comme les plus heureux. Il raconte comment Proust, Kafka et Bach ont pu l’aider à traverser toutes ces épreuves. Et il ne tente pas d’expliquer ni de juger le terrorisme, ce sont son vécu et ses peurs qui guident son récit.

    Comme pour Les îles, (une semaine un livre n°291), il est clair que P. Lançon n’est pas romancier, mais bien un écrivain. En d’autres termes, il excelle à parler du réel, et plus le réel est prenant, meilleure est son écriture. Avec Le lambeau, il a une matière extraordinaire, et il en profite pleinement. Il parvient à faire ressentir les affres des grands blessés, le temps qui passe tellement lentement quand la douleur est là, permanente, et puis tous les souvenirs, les réflexions, les retours en arrière, et les cauchemars qui affleurent sans cesse.

    Le lambeau est un texte long et lourd, ce qui est adapté à son sujet. Mais on peut quand même le trouver trop long. On peut comprendre le besoin de répéter les attentes, les frustrations, les malaises, les délires, les angoisses puisqu’elles se sont répétées, mais on peut en être un peu lassé par moment. Il n’en reste pas moins un texte d’une grande force et d’une grande importance et qui a le grand mérite de ne pas être prétentieux.

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    Eléments biographiques :

    Philippe Lançon est né en 1963 à Vannes. Après une maîtrise en droit européen et un diplôme du Centre de formation des journalistes, il travaille à Libération comme chroniqueur et critique littéraire, ainsi que pour la télévision. Il est également chroniqueur pour Charlie Hebdo. Il a publié trois livres, et un roman sous le pseudonyme de Gabriel Lindero. Pour Le lambeau, il a reçu le prix Femina et le prix « special » Renaudot.

     

     

    Extraits :

    L'anémone était en moi, sous les paupières, dans la peau. Ouvrir les yeux était la seule façon de lui échapper. Mais ouvrir les yeux signifiait ne pas dormir, ne plus dormir, me livrer à d'autres angoisses plus rationnelles, nées de l'épuisement et d'une obscure perception de l'avenir - ou plutôt, à cette époque, de son impossibilité. J'entrais alors dans un no man's land dont ne pouvait me délivrer que l'apparition de Christian, l’infirmier de nuit, que j'appelais Brother Morphine. Je réveillais mon merle noir et, annoncé par l'aide-soignante, il apparaissait. Il était un peu chauve, entre deux âges. Il avait une voix gracieuse, chaleureuse et haute. Il portait des lunettes et toujours il souriait. Je crois qu'il s'occupait beaucoup de sa mère. Il y avait pas mal de destins discrètement tragiques dans les équipes de nuit.

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    J'ai vite appris, grâce à ce cours particulier d'après nature, que la chirurgie est du grand art et du bricolage incertain : mélange de technique, d’expérience et d'improvisation. On ne choisissait généralement pas entre deux solutions, la bonne et la mauvaise, mais entre plusieurs possibilités qui présentaient toutes des inconvénients. Il fallait les mettre en balance avec les avantages. La balance était équilibrée par un fléau en alliage composite : l'état physique et mental du patient, le suivi postopératoire, les incertitudes cellulaires. Je suis assez vite devenu le chroniqueur en chambre de ma chirurgienne. Puisqu'elle refaisait de moi un homme avec un visage, tous ceux qui passaient devant moi devaient faire d'elle une héroïne. À elle l'action ; à moi le récit. Les romans de chirurgie sont des romans de chevalerie.

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    Après la visite de François Hollande, une nouvelle période a commencé : celle qui me conduisait vers la greffe du péroné, prévue le 18 février. Je retournais au bloc, en anesthésie générale, tous les quatre ou cinq jours, accompagné par les policiers en charlotte et surchaussures Le monde d'en bas était devenue ma seconde maison, ma maison de campagne. J'étais heureux d'y retrouver ceux qui, pas plus que les créatures des enfers mythologiques, me semblait devoir en remonter. La Castafiore, c'était Orphée. Elle ne s'était pas contentée de chanter. Elle avait joué aussi, comme Chloé, du violoncelle. Elle finirait sa vie dans les étages inférieurs en se rappelant que naguère, sur terre, elle avait joué à Sainte-Cécile. Et moi, de quoi me souviendrais-je ? Plus les jours passaient et plus j'entrais dans ce no man’s Land où un brouillard opaque et les sensations féroces, inédites, se déposaient sur les minutes, les heures, les jours, les visites, la conscience de mon corps et de ma vie passée.

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    -Vous voulez de la musique ?

    J'en voulais, mais pas n'importe laquelle. Sur le ghetto-blaster de mon neveu, j'ai mis du Bach : soit Le clavier bien tempéré, par Sviatoslav Richter ; soit les Variations Goldberg par Glenn Gould ou Wilhem Kempff ; soit L’Art de la fugue, par Zhu Xiao-Mei. La musique de Bach, comme la morphine, me soulageait. Elle faisait plus que me soulager : elle liquidait toute tentation de plainte, tout sentiment d'injustice, toute étrangeté du corps. Bach descendait sur la chambre et le lit et ma vie, sur les infirmières et leur chariot. Il nous a tous enveloppés. Dans sa lumière sonore chaque geste s’est détaché et la paix, une certaine paix, s'est installée.


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