• La fin de l'homme rouge

    N°352

    Svetlana AlexievitchLa fin de l'homme rouge

    Traduit du russe par Sophie Benech

    2013, Actes Sud 2013, Babel 2016

    676 pages

    Pendant des années, Svetlana Alexievitch a sillonné l’ancienne Union soviétique pour recueillir des témoignages sur la période soviétique et le basculement vers la période actuelle.

    Dans La fin de l’homme rouge, elle donne ces récits, l’un après l’autre, comme autant de morceaux de vie. « Je recueille la vie de mon époque, dit-elle, ce qui m’intéresse c’est l’histoire de l’âme. La vie quotidienne de l’âme. Ce dont la grande histoire ne tient pas compte d’habitude, qu’elle traite avec dédain. Je m’occupe de l’histoire laissée de côté ». Elle livre ces récits sans commentaires, sans analyse, comme elle les a entendus et enregistrés. Ils parlent de politique, de drames, de vie et beaucoup de mort, mais aussi beaucoup d’amour, car si histoire de l’âme il y a, ici il s’agit bien de l’âme russe ! On y voit les goulags, la terreur, les massacres et les tortures, les guerres, la pauvreté, les grands espoirs, le passage à l’économie libérale, les séparations des républiques vers leur indépendance accompagnées de grandes violences comme en Tchétchénie, les déceptions et les inégalités qui se créent sous le régime actuel, mais il reste toujours une sorte de mélange d’optimisme, de fatalité et de nostalgie. L’âme russe vous dis-je !

    Dans le peu de commentaires qu’elle insère parfois entre les témoignages, Svetlana Alexievitch explique sa démarche. Elle parle de ces paroles capturées au fil de discussions comme des « morceaux de littérature ». Est-ce que la transcription de textes enregistrés, aussi intéressants soient-ils, fait « littérature » ? La fondation suédoise a tranché en lui donnant le prix Nobel !

    Quoi qu’il en soit, La fin de l’homme rouge est une somme impressionnante, passionnante et unique, de morceaux de vie, un livre à déguster petit à petit, ou à aller voir et écouter au théâtre dans l’excellente mise en scène d’Emmanuel Mérieux.

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    Éléments biographiques :

    La fin de l'homme rougeSvetlana Alexievitch est née en Union Soviétique (dans l’Ouest de l’actuelle Ukraine) en 1948. Son père est d’origine biélorusse et sa mère ukrainienne. Elle fait des études de journalisme à Minsk puis travaille pour divers journaux. Sa carrière l’amène à beaucoup écrire sur les conflits et les problèmes importants comme l’accident de Tchernobyl. Elle a écrit sept livres, toujours en utilisant les matériaux recueillis lors de son travail de journaliste. Elle a reçu le prix Nobel de littérature en 2015.

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    Extraits :

    Je n'oublierai jamais le jour où toute la classe de terminale de notre école est partie défricher des terres vierges. Ils défilaient avec des sacs à dos et un drapeau qui flottait. Certains avaient une guitare sur le dos. Je me disais : « Ça, ce sont des héros ! » Après, beaucoup d'entre eux sont revenus malades : ils n'étaient pas arrivés jusqu'aux terres vierges, ils avaient construit une voie ferrée dans la taïga. Ils transportaient des rails en pataugeant dans l'eau glacée jusqu’à la ceinture. Il n'y avait pas assez de camions… Ils se nourrissaient de patates pourries, ils souffraient tous du scorbut. Mais ils ont existé, ces jeunes ! Et la petite fille qui les regardait partir avec enthousiasme, elle a existé, elle aussi. C'était moi. Mes souvenirs… Je ne céderai à personne ! Ni aux communistes, ni aux démocrates, ni aux traders. Ils sont à moi. Ils m'appartiennent. Je peux me passer de tout. Je n'ai pas besoin de beaucoup d'argent, ni de nourriture raffinée, ni de vêtements à la dernière mode, ni d'une voiture de luxe… Avec nos Jigouli, on voyageait dans toute l'Union soviétique : j'ai vu la Carélie, le lac Sevan, le Pamir… Tout cela, c'était ma patrie. Ma patrie, c'est l'URSS. Je peux me passer de beaucoup de choses. Je ne peux pas vivre sans ce qui a existé. (Elle se tait longtemps, si longtemps que j'interviens.)

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    J'ai rencontré l'amour… Et maintenant, je le comprends. Jusque-là, je pensais que l'amour, c'était deux imbéciles qui ont une poussée de fièvre. Que c'était tout simplement du délire… On n'en sait pas assez sur l'amour. Et si on tire sur ce fil… La guerre et l'amour, on dirait que ça sort du même brasier, ou plutôt, que c'est fait du même tissu, de la même étoffe. Un homme avec un fusil, celui qui grimpe en haut de l’Elbrouz, celui qui combat jusqu’à la victoire, ou celui qui construit le paradis socialiste… C'est toujours la même histoire, le même magnétisme, la même électricité. Vous comprenez ? Il y a quelque chose que l'homme ne peut pas faire, quelque chose qu'il ne peut pas acheter ni gagner à la loterie. Mais il sait que ça existe, et il le veut… Et il ne comprend pas comment le chercher, ni où.

    C'est presque une naissance. Ça commence par un choc… (une pause) Mais peut-être qu'il ne faut pas chercher à expliquer ces mystères. Cela ne vous fait pas peur ?

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    Extrait d’À propos d’une bataille perdue, discours prononcé à Stockholm à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature en 2015

     Flaubert a dit de lui-même qu'il était « un homme plume ». Moi, je peux dire que je suis « une femme oreille ». Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces ? Qui disparaissent dans le temps. Dans les ténèbres. Il y a toute une partie de la vie humaine, celle des conversations, que nous n'arrivons pas à conquérir pour la littérature. Nous ne l'avons pas encore apprécié à sa juste valeur, elle ne nous étonne pas, ne nous passionne pas. Moi, elle m'a envoûtée, elle a fait de moi sa prisonnière. J'aime la façon dont parlent les gens. J'aime les voix humaines solitaires. C'est ce que j'aime le plus, c'est ma passion.


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