• Dans la forêt

    N°328

    Jean HeglandDans la forêt

    Into the Forest

    Traduit de l’américain par Josette Chicheportiche

    1996, Gallmeister 2017, Gallmeister Totem 2018

    309 pages

    Deux adolescentes, entourées de leur père jovial et bricoleur et de leur mère ancienne danseuse étoile s’essayant au tissage, vivent heureuses dans une maison au cœur de la forêt. En grandissant elles éprouvent bien quelques frustrations - l’aînée voudrait suivre le chemin de sa mère à l’opéra et la cadette rêve d’entrer à Harvard – mais la vie est belle, jusqu’au jour où les pannes d’électricité se font de plus en plus fréquentes, et où la mère tombe malade.

    Avec Dans la forêt, J. Hegland reprend le thème souvent exploité d’un futur proche dans lequel la société s’effondre. On pense au grand roman de Cormac McCarthy, La route (2006), ou à La Constellation du chien de Peter Heller (une semaine un livre n°94), mais J. Hegland n’est pas intéressée par la violence et les conditions apocalyptiques. Ce qu’elle raconte, c’est l’évolution de deux jeunes filles plongées dans un monde qui retourne lentement, jour après jour, vers la nature et la sauvagerie ; c’est comment deux sœurs, bien différentes, vont supporter cela et continuer de vivre, et tenter d’être heureuses dans un monde où tous leurs repères s’effondrent progressivement.

    Dans la forêt est un roman d’initiation totale. L’histoire est racontée par la cadette, à la première personne du singulier, à la manière d’un journal intime. La progression de la détérioration de leurs conditions de vie est très bien rendue, avec moultes détails qui donnent au texte un côté intimiste, alors que l’histoire se passe dans la grande nature peuplée de dangers et de bêtes sauvages. Le récit s’arrêtant quand la narratrice n’a plus de papier… Et quand les deux sœurs décident de vivre leurs propres vies, même dans les conditions très difficiles qui sont les leurs.

    J. Hegland possède un style calme et régulier, plein de détails, qui ne s’emballe pas quand il y a de l’action ou des tensions particulières, proche de celui de son compatriote Richard Ford (une semaine un livre n° 91). Dans la forêt est un roman captivant, droit dans la lignée Nature Writing américain.

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    Eléments biographiques :

    Dans la forêtJean Hegland est née en 1956 à Pullman, petite ville de l’Etat de Washington. Ces parents sont tous deux professeurs d’anglais. Elle fait des études d’art, de rhétorique et de composition, puis devient enseignante. En 1991, elle écrit un premier livre au sujet de sa grossesse. En 1996, elle écrit son premier roman, Into the forest, qu’elle a beaucoup de mal à faire publier. Elle a publié trois romans dont seul Dans la forêt est traduit en français.

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    Extraits :

    Je sais qu'elle nous aimait, même si elle nous laissait la plupart du temps seules. Elle ne parlait pas beaucoup, à l'inverse de notre père, et son amour s'exprimait par de brefs câlins et des cookies et une sorte d'intérêt distant, une inattention indulgente. Elle vivait profondément au cœur de sa vie et s'attendait à ce qu’Eva et moi fassions de même. Je crois qu'elle ne voyait guère le besoin de se comporter comme notre compagne ou notre camarade de jeu. Ta vie t'appartient, disait-elle chaque fois que l'une de nous allait la voir au milieu de la journée parce qu'elle se sentait seule ou s'ennuyait. Tu comprendras. Et elle nous adressait un sourire chaleureux, énergique, et retournait à son métier à tisser

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    - À quoi ça sert de faire tout ça ? Je croyais que tu avais dit que tout redeviendrait bientôt normal ?

    - Oh, je ne sais pas, a-t-il répondu d'une voix un peu trop égale. Je suppose qu'un bocal de fruits en conserve sera toujours utile à un moment ou un autre - au moins comme monnaie d'échange. Et puis, ce serait une honte de gâcher quoi que ce soit en ce moment.

    Je me suis renfrognée, et Eva et moi avons couru dedans dans la chaleur plus supportable, laissant à notre père les soucis et le rangement. Aujourd'hui, je me demande s'il n’en savait pas plus qu'il ne voulait l'admettre quand il insistait pour que chaque matin nous travaillions jusqu’à ce que tous les bocaux que nous possédions soit remplis. Il restait moins d'une centaine de couvercles dans le carton que notre mère avait acheté, et même les pommes que le vent avait fait tomber et les pêches piquées par les abeilles étaient mises en conserve et rejoignaient les étagères surchargées du garde-manger.

    Quand, à l'heure la plus chaude de la journée, il sortait enfin de la maison, c'était pour travailler dans le potager ou couper du bois dans la forêt.

    - J'avais l'intention de remettre des bardeaux au toit et de consolider la buanderie cet été, a-t-il annoncé ce jour-là, mais pour l'instant, j'ai l'impression que les vivres et le bois sont plus importants.

    Il voulait, disait-il, rentrer et faire sécher avant les pluies de l'hiver suffisamment de bois de chauffage pour tenir au moins trois ans. Il voulait aussi en couper plus pour en vendre.

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    En bas, j'ai presque vacillé sur mes jambes à cause des vapeurs d'essence, aussi ai-je fait en sorte que mon dernier tour soit bref - je suis passée dans la cuisine, le salon, le studio d’Eva, l'atelier de Mère avec ses tapisseries inachevées et ses livres.

    À la vue des étagères surchargées je me suis arrêtée net. Dans la pénombre de la pièce, m’est revenu tout ce que ces livres m'avaient appris, le réconfort qu’ils m'avaient apporté, le délassement et les défis, et j'ai été bouleversée à l'idée de les laisser. Comme une folle je me suis mise à empiler sur le sol tous ceux sans lesquels il me semblait que nous ne pouvions pas vivre. Les dialogues de Platon. Orgueil et préjugés. Éléments de trigonométrie. Les Aventures de Huckleberry Finn. Un guide des oiseaux d'Amérique du Nord. Antigone. Beloved. Les œuvres complètes de Shakespeare. La Désobéissance civile. La cité promise. L’Atlas du monde. Sous la neige. La Physique quantique. Howl. Les Hauts du Hurlevent.

    Mais avant même d'en avoir terminé avec la première étagère, j'ai su que la pile était trop lourde pour la transporter à la souche. J'ai vu à quel point il était absurde de vouloir posséder une bibliothèque dans les bois, exposée à la moisissure de l'hiver, à la chaleur de l'été qui fait craqueler le dos des livres, occupant la place dont nous aurions besoin pour d’autres chose.


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