• Approches, drogues et ivresse

    2017-12

    Ernst JÛNGER

    J'ai rendu compte l'année dernière d'un ouvrage de Jünger, Sur les falaises de marbre, en soulignant la filiation de Julien Gracq avec cet auteur pour son Rivage des Syrtes, et en janvier, j'ai parlé de Jeux africains. Le livre ci-dessous est introuvable en librairie, la bibliothécaire l'a fait venir de la réserve centrale.

    JÜNGER, Ernst, Approches, drogues et ivresse (1ère édition1970). Traduit de l'allemand par Henri Plard pour La Table Ronde et Christian Bourgeois en 1973. Paris, Gallimard, Folio essais n°834. 1991. 570 pages.

    Ce livre de Jünger rassemble une série de notes, sans doute écrites à différentes périodes de sa vie, reprises et mises en forme en cinq grandes parties, elles-mêmes divisées chacune en plusieurs chapitres. Chaque note n'excède jamais trois pages, l'ensemble du livre en contient 315. L'auteur-narrateur utilise le « je » : c'est bien de lui, de ce qu'il a expérimenté, de ceux qu'il connaît qu'il parle, évitant la théorie pour se limiter à l'expérience vécue, mais n'en exprimant pas moins ses convictions.
    Il défnit le champ très large de ce qu'il entend par drogue (moins la substances que la démarche, il écrit : « le sens se trouve dans la voie » p.79) et décrit ses expériences, de ses premières ivresses, lorsqu'il partait pour de longues randonnées avec son groupe de Wandervögel, jusqu'à sa première prise de LSD, à l'age de 75 ans et en compagnie d'Albert Hofmann en personne (Hofmann a découvert le LSD à partir de l'étude de l'ergot du seigle), en passant par un épisodes assez amusant, alors qu'il est en permission à Berlin pendant la première Guerre Mondiale : après une prise d'éther, il s'apprête à sortir, met sa casquette, enfle ses gants et une fois dehors, bien que dans un état second, il n'omet pas de saluer les uns et les autres avec la raideur convenant à leur rang respectif. Il se montre curieux de tout et inventorie les substances les plus diverses, du vin, in vino veritas – à ce sujet d'ailleurs, il note fort justement que le protestantisme s'est implanté principalement dans des pays non viticoles- au peyolt. Il convoque les grands expérimentateurs en commençant par les héros mythologiques, Dionysos et Gambrinus (dieu de la bière dans la mythologie nordique) ; il insiste sur les grandes fgures du XIXème et du XXème siècles : Quincey, le club des Haschischins sous l'égide de Téophile Gautier à l'hôtel de Pimodan, Maupassant, et bien sûr Guénon, Huxley, Michaux, les Surréalistes, etc... (Notons qu'il oublie Rimbaud qui dans sa Saison aux enfers parle explicitement de pavot).
    Jünger est parfaitement conscient des problèmes de dosage et de l'accoutumance, lorsque « le prix exigé par le plaisir ne cesse de s'élever. Il s'agit alors de revenir sur ses pas, ou de sombrer corps et biens. » (49), car « quand on fume à la « chaîne », la drogue est ravalée au niveau de carburant. (…) Quant à l'aspect joyeux de l'ivresse, l'approche de mondes nouveaux, aux risques qu'elle comporte, il n'en est plus question » (58 ). S'il n'ignore pas la saoûlerie du samedi soir, la cuite désespérée pour oublier, fuir sa vie et que, loin de mépriser ceux qui s'y adonnent, il y voit la manifestation d'un désir d'autre chose proche de la spiritualité, sa pratique de la drogue est celle d'un esthète. « La drogue est ouvreuse de voies », elle « renverse les murailles », aide à «se soustraire à la routine quotidienne », à sortir du temps et à accéder à l'extase, car « l'oubli et l'anéantissement précèdent l'initiation » (65-71). Il est intéressant de noter qu'il compte aussi la danse, celles des derviches, au nombre des moyens d'y accéder. Il s'agit avant tout d'approcher, « par des glissements de terrain à l'intérieur de l'être », comme dans l'art, un état où la personnalité construite - jusqu'à la forteresse...- se désagrège, au moins temporairement, pour ouvrir l'accès à des choses – pensées, désirs, perception du monde et des autres, jouissances- qui n'auraient pas émergées sans l'aide d'une de ces substances. Il rappelle aussi que toute cérémonie et de tout temps est une entrée dans le néant, une marche symbolique de la mort à la renaissance (79). L'ivresse provoque la catharsis, la purifcation.
    Jünger s'adresse aux « rôdeurs de frontière, ces gens sans programme » (515) qui aiment « faire chanceler le temps et sentir le balancier de l'horloge intérieure osciller » (449) et qui peuvent dire comme Hölderlin :« J'ai vécu une fois comme les dieux ». Au-delà de ses considérations sur la drogue, il livre ses sentiments, ses pensées, mille choses de lui-même, qui ne sont jamais médiocres. Les lecteurs trouveront là, selon la belle expression de l'auteur, « un livre (qui) frappe au coeur »
    P.S Plus exactement, Jünger écrit : « J'aime qu'un livre frappe au coeur » (509). Moi aussi, ça change de la bouillie !

    ......

    CITATIONS

    Beaucoup de citations tant ce livre est riche.

    Défnition de ce qu'il entend par drogue
    « Dans notre contexte, la « drogue » est une matière qui provoque l'ivresse. Il est vrai qu'il doit s'y joindre une qualité spécifque, de nature à distinguer ces substances de celles qui servent de médecine, ou sont utilisées comme source de pure stimulation. Cet élément spécifque doit se chercher non dans la matière même, mais dans l'intention, car les remèdes, aussi bien que les stimulants, peuvent être employés à titre de drogues enivrantes, en ce sens plus étroit. Shakespeare parle quelque part dans le Songe d'une nuit d'été du « sommeil ordinaire » qu'il distingue de l'envoûtement par la magie, plus puissant que lui. L'un provoque des rêves, l'autre des visions et des prophéties.
    D'une manière semblable, l'ivresse provoquées par les drogues manifeste des efets spécifques, difciles à défnir. La rechercher, c'est poursuivre des desseins bien particuliers. Et celui qui emploie dans ce sens le mot de drogue suppose une connivence de son auditeur, ou de son lecteur, qui ne se peut défnir more geometrica. Il pénètre dans leur compagnie, dans une région frontalière. » 30-31
    « Les chrétiens adorent un Dieu qui ne tolère pas d'autres dieux à côté de lui - le monde l'a payé assez cher, non seulement par l'extermination d'individus et de peuples entiers, mais aussi par la destruction systématique de documents. Elle rend difcile l'approche, et des hautes civilisations du Mexique et même de nos ancêtres. » p. 43
    « L'immense famille des solanées nourrit, non seulement nos corps, mais aussi nos songes. Leur nom « solanées » dérive probablement de solamen, moyen de consolation. »54
    Abeilles et plantes =>« L'Éros cosmogonique fait fondre les plombs du monde de la culture.(…) La plante, bien qu'elle ne puisse qu'à peine se mouvoir d'elle-même, tient captive de sa magie les créatures mobiles. (...) De même que la plante développe des organes sexuels pour s'unir aux abeilles, elle se marie aussi avec l'homme – et ce contact confère à celui-ci l'accès de mondes qui, sans lui, lui resteraient fermés. C'est là que se dissimule aussi le mystère de tous les asservissements à la drogue – et qui veut les guérir doit ofrir à leur place un équivalent spirituel. » p.55-56
    « Un nimbe d'obscurité, de secret inquiétant entoure l'adepte. À proprement parler, ce n'est ni un vice auquel il s'adonne, ni un crime auquel il se laisse entraîner. Mais bien plutôt un vol au détriment de la société, qu'il commet et dont on lui tient rigueur – un vol dont la forme la plus haute est le suicide. » p.60
    « J'approuve ce que Benn écrit de la note d'infamie dont sont frappées de telles escapades : « Drogues, ivresses, extases, exhibitionnisme intellectuel -le bon peuple les tient pour des pratiques infernales... L'argument du mal que l'on se fait à soi-même est déplacé dans la bouche de l'État, aussi longtemps qu'il accepte de mener des guerres où trois millions d'êtres humains sont tués en trois ans. » (Il s'agit de l'écrivain Gottfried Benn. NDFLR) On pourrait ajouter : et tant qu'il tire du commerce des toxiques de la civilisation une part importante de ses revenus. » p.78
    « Le monde des surréalistes ne tarde pas à devenir étoufant. C'était déjà vrai des pères de leur Église, Poe, Lautréamont, Kleist, Emily Brontë, Sade. (…) Le surréalisme ofre l'exemple d'une approche qui, avouons-le, a trop tôt abouti à la cristallisation. (…) La vigueur de cette entreprise se reconnaît au seul fait qu'elle a su mettre dans des morceaux fgés de ce monde, une charge d'esprit, l'esprit de l'image, et les capter ainsi » » p. 448
    « Je cite : Pour l'Occidental, « la réalité, c'est le monde extérieur. Il sera toujours tenté, par conséquent, de condamner toute forme de vie, toute opinion, et plus généralement tout ce qui détourne l'homme de l'action, comme une fuite devant et hors de la réalité. L'oriental adopte le point de vue opposé : pour lui, « la marche vers l'intérieur », le voyage mystique est la seule expérience de la réalité qui transperce le temps et l'espace, et avec eux le voile des apparences passagères. Aussi, pourlui, celui qui « fuit », c'est celui qui vit du dedans au-dehors : l'homme d'action. » p. 493 Jünger cite GELPKE De l'ivresse en Orient et en Occident.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :